Marco Polo
passage, sans doute de sang
noble ; elle en avait certes la grâce, le maintien altier. Elles
assurèrent en tout cas un service dévoué, restant docilement à proximité tandis
que nous mangions.
Quand nous fûmes rassasiés, je me mis à faire des
gestes à Hui-sheng. Je m’y pris d’ailleurs de manière un peu gauche, avec de
larges moulinets de bras tout à fait inutiles ; mais avec un peu de
pratique, nous apprîmes à communiquer dans le langage des signes avec une telle
complicité que nous parvînmes à échanger des messages fort subtils, voire
complexes, à l’aide de mouvements si discrets que notre entourage, incapable de
les déceler, s’émerveillait de nous voir ainsi « parler » en silence.
Pour l’instant, je souhaitais lui faire comprendre qu’elle pouvait, si elle le
voulait, aller chercher toute sa garde-robe, ainsi que ses objets personnels et
venir les installer dans ma chambre. Je parcourus comme un balourd mes
vêtements de haut en bas avec mes mains, puis pointai le doigt vers elle et lui
indiquai mes coffres. Si elle n’avait pas été aussi fine, elle aurait pu penser
que je lui demandais d’aller s’habiller avec le même genre de vêtements
masculins de style persan que ceux que je portais. Mais elle sourit et signifia
de la tête qu’elle avait compris, et j’envoyai les deux jeunes esclaves l’aider
à récupérer ses effets.
Pendant qu’elles étaient parties, je sortis le papier
que Hui-sheng m’avait apporté : mon titre de possession de sa personne,
que m’avait rétrocédée Kubilaï. C’était là le cadeau que j’entendais lui
offrir. Je signerais le document à son ordre, la restaurant ainsi dans ses
pleins droits de femme libre qui n’appartient plus à personne. J’avais
plusieurs raisons d’agir de la sorte et de le faire sans attendre. D’une part,
je courais le risque d’être assez rapidement condamné par l’Arabe soit au supplice
du Caresseur, soit à l’internement dans une maison des Hallucinés. J’aurais
dans ce cas à fuir ou à me libérer par la force, quitte à périr dans les
combats qui s’ensuivraient... Je ne voulais pas dans ce cas que Hui-sheng fut
encore en quoi que ce soit dépendante de moi. Dans l’éventualité où, au
contraire, je parviendrais à sauver ma vie, ma liberté et mon statut d’homme de
cour, j’espérais pouvoir bâtir ultérieurement avec Hui-sheng une relation
nouvelle, qui n’aurait rien à voir avec celle d’un maître à son esclave. S’il
devait subsister un contact, ce devait l’être de sa propre initiative, et elle
ne pouvait se donner pleinement que si elle jouissait d’une totale liberté de
choix. Je tirai de ma chambre les sacs rapportés récemment de mon expédition
guerrière et les vidai par terre. Je voulais retrouver mon petit sceau de
marbre en « pierre de sang de poulet », afin de l’apposer fermement
sur le papier en guise de signature. Lorsque je le découvris, je tombai par la
même occasion sur la lettre de mission de Kubilaï, ainsi que le pai-tzu, cette
large plaquette en ivoire qui devait m’accompagner tout au long de ma route
vers le Yunnan. Il faudrait probablement que je lui restitue ces objets,
pensai-je. Cela me rappela l’autre chose que j’avais rapportée à son
intention : cette liste des onze artificiers de Bayan qui avaient disposé
dans les rochers les sphères de cuivre, dont j’avais promis de chanter les
louanges au khakhan. Cette trouvaille me remémora par contrecoup d’autres
objets plus anciens, accumulés au cours de mes voyages antérieurs.
Pour autant que je sache, je ne les reverrais
peut-être jamais plus, ces témoins de mon passé : mon avenir était alors
si impalpable... Je me mis à fourrager parmi mes sacs les plus anciens pour en
extraire tous les éléments, que je me mis à considérer avec nostalgie. Il y
avait là toutes mes notes, ainsi que les cartes inachevées que j’avais demandé
à mon père de me garder, mais ce n’était pas tout : je remis la main sur
d’autres reliques qui remontaient au fameux kamal à cadre de bois et à
corde qu’un homme du nom d’Arpad m’avait offert à Suvediye afin de repérer nos
écarts de route au nord ou au sud... ou encore à ce shimshir à la lame à
présent quelque peu rouillée, prélevé dans l’armurerie d’un vieillard appelé
Beauté de la lune vertueuse. Et puis encore...
Quelqu’un toqua de nouveau à la porte, cette fois
c’était Matteo. Je n’étais pas
Weitere Kostenlose Bücher