Marco Polo
le voyageur
savait-il toujours où il se trouvait, vers où il allait, et même (s’il l’avait
oublié) d’où il venait. Les panneaux de signalisation étaient particulièrement
denses à tous les carrefours, où ils fleurissaient en véritables buissons ornés
d’une liste exhaustive de villes, proches ou lointaines, situées dans telle ou
telle direction à partir du lieu où l’on se trouvait. Je pris soigneusement
note de cette pratique utile des Han, dans l’idée de la voir reprise et étendue
à l’ensemble du khanat, voire à l’Europe tout entière, où l’on n’en connaissait
pas encore les bienfaits.
Sur l’essentiel de notre route vers le sud à travers
Kithai, soit nous longions le Grand Canal, soit nous voyagions à portée de vue
de celui-ci, aussi jouissions-nous toujours de l’étrange spectacle des bateaux
et des navires chargés de grain qui naviguaient entre les arbres fruitiers. Ce
canal devait son existence au crues fréquentes du Huang – la rivière Jaune. Au
cours des derniers siècles dont l’Histoire avait gardé la mémoire, le cours
oriental du fleuve n’avait cessé de fouetter telle une corde les terres que
nous arpentions. Au fil du temps, son embouchure s’était déplacée :
parfois le fleuve allait se jeter dans la mer de Kithai au nord de la péninsule
de Shandong, guère plus de deux cents li au-dessous de Khanbalik,
d’autres fois son cours, ondulant tel un serpent, frétillait jusqu’au sud de la
ville, à mille li de la précédente embouchure. Pour imaginer ce que cela
représente, essayez de visualiser un fleuve qui traverserait la France pour
aller se jeter dans la baie de Biscaye, au port anglais de Bordeaux, puis qui
sinuerait sur toute la largeur de l’Europe pour aller se jeter dans la
Méditerranée, en passant par la république de Marseille. Et la rivière Jaune,
durant l’Histoire, avait bien entendu fréquenté tous les points intermédiaires
entre ces deux extrémités, septentrionale et méridionale.
Cette inconstance du fleuve avait laissé ici ou là de
multiples cours secondaires, lacs ou bassins isolés. Certaines des dernières
dynasties en avaient judicieusement tiré avantage, creusant là un canal qui
raccorderait les eaux résiduelles pour en faire une voie navigable du nord au
sud, à travers le pays. J’imagine qu’il n’avait été, jusqu’à une période
récente, qu’un canal décousu qui ne reliait que deux ou trois villes par-ci
par-là. Mais Kubilaï, ou plutôt son Responsable du Creusement du Grand Canal, à
la tête d’armées entières d’ouvriers conscrits creusant et draguant à tour de
bras de nouvelles tranchées, l’avait nettement amélioré. Aussi le canal
était-il devenu un large cours d’eau profond et stable, aux berges nivelées et
renforcées de pierres, avec des écluses et des engins de levage partout où il
devait franchir des régions surélevées. Il permettait à des vaisseaux de toutes
tailles, des chalands fluviaux ou sampans jusqu’aux chuan de haute mer,
de voguer, de ramer ou d’être remorqués de Khanbalik à la frontière sud de
Kithai, où le delta de l’autre grand fleuve – le Yang-Tze – se jetait dans la
mer du même nom. À présent que le royaume de Kubilaï s’étendait au-delà du
Yang-Tze, encore plus loin au sud, on prolongeait le Grand Canal en direction
de la capitale de Manzi, Hangzhou. C’était un ouvrage moderne assez comparable,
en ampleur comme en majesté, à l’antique et vénérable Grande Muraille, mais
beaucoup plus utile à l’humanité.
Lorsque notre petite caravane traversa sur un bac le
cours du Yang-Tze – l’Enorme Rivière –, ce fut comme si nous franchissions une
mer brun foncé, si large que nous en distinguions à peine la ligne d’un brun
plus sombre qui, du côté opposé, formait le rivage de Manzi. J’eus un peu de
mal à me figurer qu’il s’agissait bien du même cours d’eau au-dessus duquel
j’avais pu envoyer une pierre, loin en amont vers l’ouest, du côté du Yunnan et
du To-Bhot, où il s’appelait encore la Jin-sha.
Jusqu’à présent, nous avions parcouru des contrées
habitées surtout par des Han, mais dominées par les Mongols depuis de longues
années. Ici, désormais, dans ce qui avait été jusque très récemment l’empire
Song, nous nous trouvions chez des peuples Han dont le mode de vie n’était pas
le moins du monde influencé par la robuste société mongole. Pour plus de
sûreté, des patrouilles
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