Marco Polo
pense qu’ils auraient accompli
de grandes choses en tant que peuple. S’ils n’étaient pas restés de tout temps
prosternés en adoration (position qui avait du reste incité plusieurs dynasties
à les opprimer, en les écrasant du talon), ce seraient eux qui, aujourd’hui,
gouverneraient le monde.
Le garçon de ferme dont j’ai déjà parlé et que j’avais
tant admiré pour son initiative et son assiduité, perdit une partie de mon
estime au cours d’une discussion où il m’expliqua, par le truchement du
scribe :
— Ma passion pour la lecture et mon aspiration à
apprendre pourraient bien peiner mes vieux parents. Ils auraient le droit de
critiquer mon ambition comme étant une preuve d’arrogance, mais...
— Pourquoi diable feraient-ils cela ?
— Nous suivons les préceptes de Confucius. L’un
de ses enseignements indique qu’une personne de basse extraction ne devrait
jamais songer à s’élever au-dessus de la condition que lui a octroyée le
destin. Mais j’étais sur le point de vous dire que mes parents ne protestent
pas, car mes lectures me donnent également l’occasion de manifester ma piété
filiale, et un autre des préceptes stipule que les parents doivent être honorés
par-dessus tout. Aussi, comme j’ai hâte la nuit venue de retrouver mes vers
luisants pour pouvoir lire, je suis le premier à me retirer. Je peux aller
m’allonger sur ma paillasse et me forcer à rester si immobile que tous les
moustiques de la maison peuvent tranquillement venir me sucer le sang. Je
battis des paupières et dis :
— Je ne comprends pas.
— Au moment où mes parents âgés vont allonger
leurs vieux corps sur leur couche, voyez-vous, les moustiques sont rassasiés et
ne vont pas les molester. Oui, mes parents chantent souvent mes louanges lorsqu’ils
parlent de moi aux voisins, et ma conduite est citée en exemple à tous leurs
fils.
C’était à ne pas croire.
— Ça alors, c’est extraordinaire. Ces vieux fous
sont fiers de te laisser dévorer vivant, mais pas de ta lutte pour
t’améliorer ?
— C’est que... dans le premier cas je respecte
les préceptes, tandis que dans l’autre...
— Vakh ! crachai-je en tournant les talons.
Un parent trop apathique pour écraser lui-même les
moustiques ne me semblait pas digne d’être honoré, ni entouré d’attentions, ni
même préservé, en l’espèce. En tant que chrétien, je crois en la dévotion
filiale, mais je me refuse à penser que le commandement qui l’exige nous
enjoint une obéissance aussi servile. Si tel était le cas, aucun fils n’aurait
jamais le temps ni l’occasion de produire à son tour un fils pour l’honorer, lui.
Ce Kong Fu-tze, qu’on appelait aussi Kong le Maître,
le fameux Confucius dont m’avait parlé le jeune garçon, avait été jadis un
philosophe han à l’origine de l’une des trois religions du pays. Ces trois croyances
étaient fragmentées en nombreuses sectes antagonistes, toutes trois étaient
aussi mélangées à un certain nombre de traditions populaires et lardées de
traces de cultes secondaires (à des dieux et des déesses, des démons et des
démones, des esprits de la nature, d’anciennes superstitions), mais les trois
principales religions n’en restaient pas moins celles-ci : le bouddhisme,
le taoïsme et le confucianisme.
J’ai évoqué la première, qui propose à l’homme de le
sauver des rigueurs de cette terre par le biais d’un cycle de renaissances qui
l’élève peu à peu vers la vacuité du nirvana. J’ai aussi mentionné le taoïsme,
la voie par laquelle l’homme peut espérer trouver l’harmonie et vivre heureux
avec toutes les bontés que lui procure le monde. Les préceptes de Confucius,
quant à eux, concernaient moins l’ici ou l’au-delà que le
« tout-ce-qui-était-avant ». Pour résumer, un pratiquant du
bouddhisme contemplait le vide du futur. Un adepte du Tao faisait de son mieux
pour jouir du temps présent. Mais un dévot du confucianisme se préoccupait
essentiellement du passé, de l’ancien, de ce qui était mort.
Confucius prêchait le respect de la tradition, et ses
préceptes finirent par en faire partie. Il ordonna aux jeunes frères de révérer
leurs aînés, à la femme de révérer son mari, et à tous de révérer leurs
parents, ceux-ci étant bien entendu censés révérer à leur tour les membres les
plus âgés de leur communauté. Le résultat fut que les honneurs, loin de
rejaillir sur les
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