Marco Polo
sur
terre », les envieux des cités rivales n’hésitaient pas à en parler comme
du « creuset de l’argent ». Je vis aussi flâner nonchalamment de par
les rues, en plein jour, un grand nombre de ces jeunes femmes à louer que les
Han nommaient les « fleurs sauvages ». Il y avait aussi de nombreuses
petites échoppes à vin ou à thé aux devantures ouvertes, qui s’appelaient
« Pur Délice », « Fontaine rafraîchissante » ou
« Jardin de Djennet », cette dernière fréquentée par les résidents et
les visiteurs musulmans. Certaines, m’indiqua mon scribe, proposaient en effet
du vin ou du thé, mais toutes faisaient essentiellement le commerce des fleurs
sauvages.
Les noms des rues et des points de repère de la ville
oscillaient, selon moi, entre le bon goût et une certaine tendance à la
volupté. Beaucoup étaient d’une agréable poésie : l’une des îles
transformée en parc naturel se nommait le « Pavillon d’où s’envolent les
hérons à l’aurore ». Certains rappelaient une légende : l’un des
temples était ainsi la « Sainte demeure déposée ici par le ciel ».
D’autres décrivaient les lieux de façon plus laconique : tel canal dénommé
par exemple « Encre à boire » n’avait pas pour autant des eaux
noires, elles étaient au contraire pures et limpides. Mais ses rives étaient
bordées de nombreuses écoles. Or, lorsqu’un Han parlait de « boire de
l’encre », il faisait simplement allusion aux études. Parmi les quelques
appellations extravagantes, l’« Allée des fleurs faites de plumes colorées
d’oiseaux » était une petite rue peuplée de marchands de chapeaux. Enfin,
il y avait les noms lourds et peu pratiques, tel celui de la principale avenue
de la ville, la bien nommée « Avenue pavée parcourant une longue distance
entre des arbres gigantesques parmi les torrents ruisselant en cascades,
remontant tout au bout vers un vieux temple bouddhiste perché sur une
colline ».
Comme à Venise, les grands animaux n’étaient pas
autorisés au centre-ville. À Venise, un cavalier venant de Mestre devait
attacher sa monture dans un camp situé au nord-ouest de l’île et gagner en
gondole sa destination finale. Pour notre part, en arrivant à Hangzhou, nous
laissâmes nos chevaux et nos ânes de bât dans un caravansérail des faubourgs et
entrâmes sans nous presser à pied – ce qui est encore le mieux pour découvrir
les lieux –, puis parcourûmes les rues et franchîmes des ponts, suivis de nos
esclaves chargés des quelques bagages dont nous avions besoin. Lorsque nous
parvînmes au palais du wang, qui était immense, il nous fallut ôter nos
bottes et nos chaussures à l’entrée. Le majordome qui nous accueillit nous
expliqua que telle était la tradition des Han et nous distribua des chaussons
pour évoluer à l’intérieur.
Le wang nouvellement désigné de Hangzhou était
l’un des fils de Kubilaï, Agayachi, un peu plus âgé que moi. Averti par des
éclaireurs de notre arrivée imminente, il me salua chaleureusement d’un « Sain
bina, sain urkek », réservant également à Hui-sheng un très
respectueux accueil et lui donnant du « Sain nai ». Dès que
nous eûmes, elle et moi, pris un bain et revêtu des vêtements présentables,
nous nous installâmes à la table du banquet, assis de part et d’autre de notre
hôte, Hui-sheng n’étant pas reléguée à la table des femmes. Personne, au temps
où elle était encore esclave, n’avait jamais prêté attention à elle en dépit de
la finesse de ses traits. Elle s’habillait en effet comme tous les esclaves de
la cour et cultivait l’attitude discrète et effacée qui convenait à son rang.
Maintenant qu’elle était ma princesse consort, elle était richement vêtue,
comme il sied à une noble dame ; mais plus encore que la splendeur de sa
tenue, c’était sa radieuse personnalité qui attirait l’œil et lui valait tant
de regards approbateurs, voire admiratifs.
La nourriture de Manzi était aussi délicieuse que
généreuse, bien qu’assez différente de celle à laquelle nous étions habitués à
Kithai. Les Han, pour je ne sais quelle raison, faisaient peu de cas du lait et
des produits laitiers, dont leurs voisins mongols et Bho sont si friands. On ne
nous servit donc ni beurre, ni fromage, ni kumis, ni arkhi, mais
les nouveautés ne manquaient pas pour compenser ces lacunes. Lorsque les
domestiques garnirent mon assiette d’un mets
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