Marco Polo
gentilhomme
d’âge respectable se promena avec nous et, par le truchement d’Yissun, expliqua
mille choses que je n’aurais sans lui jamais comprises ; je ne manquais
pas de les relayer au fur et à mesure à Hui-sheng. Le pongyi commença
par attirer notre attention sur l’extérieur du palais. C’était un ensemble de
bâtiments de deux ou trois étages, qui valait, en taille comme en splendeur, le
palais de Khanbalik. Il était bâti dans un style proche de celui des Han mais,
devrais-je dire, avec un raffinement plus poussé encore. Les murs, les colonnes
et les linteaux étaient, tout comme ceux des Han, couverts de sculptures et de
dessins gravés, aux circonvolutions et aux filigranes délicatement
ouvragés ; mais une finesse particulière s’en dégageait, qui me rappela la
dentelle à l’aiguille de Burano, à Venise. Quant aux arêtes des toits en forme
de dragons, au lieu de remonter vers le haut en amples courbes douces, elles
lançaient leurs flèches vers le ciel.
Le pongyi laissa traîner sa main le long d’un
mur extérieur à la finition impeccable et nous demanda si nous pouvions deviner
de quoi il était fait.
Je lui répondis, émerveillé :
— Il semble avoir été taillé dans un seul et
unique bloc de pierre... de la taille d’une falaise !
— Eh bien, non. (Yissun me traduisit
l’explication.) Ce mur est en briques, une multitude de briques bien
distinctes, mais personne ne sait plus aujourd’hui comment il a été édifié. Sa
construction est très ancienne ; elle remonte à des temps immémoriaux,
ceux des artisans Cham. Apparemment, ceux-ci possédaient un secret par lequel,
on ne sait comment, ils parvenaient à recuire les briques après les
avoir assemblées en assises pour produire cet effet de douceur et de
merveilleuse continuité de surface.
Il nous emmena ensuite dans la cour d’un jardin
d’intérieur et nous demanda si nous pouvions dire ce qu’elle représentait.
C’était un carré aussi grand qu’une place de marché et bordé de massifs de
fleurs, dont toute la surface était couverte d’un gazon lisse et bien
entretenu. Un gazon de deux couleurs, à mieux y regarder : l’un clair,
l’autre sombre, sur différents carrés alternés à la façon d’un damier. Je ne
puis qu’avancer, au hasard :
— C’est une décoration, rien de plus ?
— Mais d’une utilité bien précise, u Polo. Le
roi qui a fui était grand amateur de ce jeu qu’on appelle Min Tranj. Min est
notre mot pour « roi », Tranj signifie « guerre »,
et...
— Bien sûr ! m’exclamai-je. C’est la même
chose que la guerre des stahis. C’est donc un immense plateau de jeu
d’extérieur... Dites donc, le roi devait disposer de pièces aussi grandes que
lui-même !
— C’était le cas. Il se servait de sujets et d’esclaves.
En temps ordinaire, il incarnait l’un des Min, et l’un de ses courtisans
favoris jouait l’autre. Les esclaves devaient porter les masques et les
costumes des autres pièces, c’est-à-dire pour chaque camp : un général,
deux éléphants, des cavaliers, des guerriers et des fantassins. Les deux rois
dirigeaient la partie, et chaque pièce perdue l’était... pour de bon. Amè ! On l’ôtait du jeu, et elle était décapitée. Là-bas, parmi les fleurs.
— Porco Dio, murmurai-je.
— Cela dit, si le Min – j’entends par là le vrai
roi – était indisposé par l’un de ses courtisans ou par un certain nombre
d’entre eux, c’est à eux qu’il ordonnait de revêtir les costumes des
fantassins des premiers rangs. C’était, en un sens, plus clément qu’une simple
mise à mort par décapitation, puisqu’ils avaient toujours un mince espoir de
survivre au jeu et de conserver leur tête. Mais c’est triste à dire, dans ces
occasions, le roi jouait toujours très imprudemment et il était rare que, amè !, ces massifs de fleurs ne soient pas arrosés de sang.
Nous déambulâmes d’un pas nonchalant tout l’après-midi
parmi les temples, ou phra, de Pagan. Un explorateur dévot eût passé sa
vie entière à les inventorier sans parvenir à les voir tous. La cité devait
avoir été l’atelier de quelque déité bouddhiste chargée de fabriquer ces dômes
aux formes étranges, car une véritable forêt de ces manches effilés hérissait
la vallée sur environ vingt-cinq du cours de l’Irrawaddy, et six ou sept li de
part et d’autre du fleuve. Notre guide pongyi nous annonça fièrement
qu’il y
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