Marco Polo
bienvenue. Nous n’avions guère l’habitude de festoyer à midi, mais
après nos frugales rations de voyage, je ne désespérais pas de me régaler d’une
nourriture plus substantielle ; c’est pourquoi je fus quelque peu dépité
en découvrant ce qui se trouvait devant nous : de la viande noire et du
riz pourpre.
— Par Tengri, grognai-je à l’intention de Bayan,
je savais que les Mien aimaient à se noircir les dents, mais je n’avais jamais
remarqué qu’ils noircissaient aussi la nourriture censée les rejoindre.
— Mange, Marco, fit-il complaisamment. Cette
viande est du poulet, et ceux d’Ava n’ont pas seulement le plumage noir :
leur peau l’est aussi, leur chair également, il n’y a que les œufs qui ne le
soient pas. Peu importe à quoi ressemble la volaille, elle est cuite dans du
lait de noix d’Inde, et c’est délicieux. Le riz n’est que du riz, mais il
pousse ici de différentes couleurs : indigo, jaune et même rouge vif.
Aujourd’hui, nous en avons choisi un pourpre. C’est bon ; goûte et bois.
Il remplit lui-même à l’intention de Hui-sheng un
plein gobelet d’alcool de riz.
Nous mangeâmes, et le repas fut fort agréable. Dans
cette contrée, même au palais de Pagan, il n’y avait point sur la table de ces
baguettes, ou « pinces agiles », ni aucun autre couvert. On mangeait
avec les doigts, ce que Bayan avait toujours fait. Il se servait
alternativement de pleines poignées de nourriture et de bonnes rasades de chum-chum — Hui-sheng et moi nous contentant d’en laper de petites gorgées, car il
était assez puissant – tandis que je racontais nos aventures sur l’Irrawaddy et
le profond dégoût que m’avaient inspiré les habitants d’Ava.
— En descendant la rivière, tu n’as découvert que
les Mien dégénérés, fit observer Bayan. Mais tu en parlerais en termes bien
plus indulgents si tu avais parcouru la partie montagneuse du pays et vu ses
autochtones. Les Padaung, par exemple. Les jeunes filles commencent dès
l’enfance à porter un anneau de cuivre autour du cou et en ajoutent bientôt un
autre, puis un troisième, jusqu’à ce qu’elles aient, arrivées à l’âge adulte,
un cou entouré de cuivre aussi long que celui d’un chameau. Le peuple Moi ne
manque pas d’attraits non plus. Leurs femmes percent des trous dans leurs lobes
d’oreille et y logent des ornements de plus en plus larges, jusqu’à les
distendre à la taille de cerceaux capables de contenir un plateau. J’ai vu une
femme Moi obligée de tenir ses lobes d’oreille écartés de son corps pour ne pas
se prendre les pieds dedans en marchant.
Je supposai que Bayan délirait suite à l’abus
d’alcool, mais l’écoutai avec respect. Ce n’est que plus tard que je compris,
en voyant de mes yeux des spécimens de ces tribus barbares dans les rues de
Pagan, qu’il n’avait rien dit d’autre que la vérité.
— Tout ça, ce ne sont que les gens de la
cambrousse, poursuivit-il. Ceux qui habitent en ville sont d’un autre niveau.
On y trouve des Mien, bien sûr, et quelques immigrants indiens, mais essentiellement
un peuple plus cultivé et civilisé qu’on appelle Myama. Il a longtemps
constitué la noblesse d’Ava, sa supériorité est évidente. Ils ont même eu le
bon sens de ne pas prendre pour serviteurs leurs voisins dégradés et ont
toujours préféré aller les recruter plus loin, parmi les Shan, par exemple, ou
les Thaï, si vous préférez, notablement plus beaux et intelligents.
— Oui, j’en connais justement une depuis peu,
fis-je.
Et j’ajoutai, profitant de ce que Hui-sheng ne pouvait
m’entendre :
— C’est du reste une superbe créature.
— C’est en fait pour eux que je suis venu à Ava,
rebondit Bayan. (Je m’en doutais, mais me gardai de l’interrompre.) Voilà un
peuple digne de ce nom ! Des gens dignes d’être gouvernés. Trop souvent,
hélas, ils ont préféré déserter nos dépendances pour se réfugier dans cette
région de Muang Thaï, « terre de la liberté ». Le khanat souhaite bel
et bien qu’ils restent Shan plutôt que de devenir Thaï. C’est dire qu’il est
hors de question qu’ils soient libres ; ils doivent rester sujets du
khanat.
— Je comprends les vues du khanat, fis-je
doucement. Mais s’il doit exister quelque part un pays rempli de ces jolies
personnes, j’aimerais qu’il puisse exister.
— Mais il le peut, sans problème. Du moment qu’il
reste à nous. Laissez-moi
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