Marco Polo
avait plus de mille trois cents de ces phra, tous remplis
d’images de Bouddha, et qu’autour de chacun d’eux s’étendaient d’autres
monuments secondaires, statues d’idoles ou colonnes sculptées appelées stupa.
— Preuves, souligna-t-il, de la grande sainteté
de cette cité et de la piété de ses habitants, passés et présents, qui ont
construit ces édifices. Les plus riches en financent l’édification, procurant
un emploi lucratif aux plus pauvres qui les bâtissent, les deux classes y
gagnant au bout du compte un mérite éternel. Raison pour laquelle, ici à Pagan,
il est impossible de bouger un pied ou une main sans toucher un objet sacré.
Je ne pus pourtant m’empêcher de constater que moins
d’un de ces bâtiments sur trois était présentable, tous les autres étant dans
des états variés de délabrement. En effet, tandis que le rapide crépuscule
tropical tombait et que les cloches des temples se mettaient à résonner partout
dans la vallée, appelant les croyants de Pagan à la prière, les gens entraient en
file dans les phra les mieux conservés, tandis que de ceux à moitié
écroulés sortaient de longs écheveaux de virevoltantes chauves-souris, plumes
de fumée noire sur le ciel empourpré. Il paraissait évident, ce que je fis
remarquer à notre guide, que la piété locale n’allait pas jusqu’à la
préservation de la sainteté.
— C’est que, voyez-vous, u Polo, répondit
le vieux pongyi avec une once de rudesse, notre religion confère un
grand mérite à ceux qui érigent des monuments saints, mais un très faible à
ceux qui se contentent de les réparer. Aussi, un noble ou un marchand puissant
se soucierait-il de gaspiller son mérite à une telle activité que les pauvres
ne se précipiteraient pas pour effectuer la besogne. Il va de soi que tous
préfèrent bâtir une toute petite stupa plutôt que d’entretenir le plus
imposant des phra.
— Je vois, fis-je, pince-sans-rire. Une religion
qui ne perd pas le sens des affaires.
Nous regagnâmes le palais dans la nuit qui tombait
doucement. Nous avions effectué notre promenade, comme l’avait dit Bayan, au
moment de la journée le plus frais compte tenu du climat d’Ava. Hui-sheng et
moi n’en étions pas moins moites de sueur et maculés de poussière à notre
retour. Aussi décidâmes-nous de surseoir à l’invitation de Bayan pour la
représentation vespérale de l’interminable pièce jouée à son intention. Au lieu
de cela, nous nous rendîmes directement dans notre suite et demandâmes à Arùn,
notre servante thaï, de nous préparer un autre bain. Lorsque l’immense bac de
teck fut rempli d’une eau parfumée à l’herbe miada et adoucie de gomuti sucré, nous laissâmes glisser nos vêtements de soie pour y entrer ensemble.
La jeune domestique, tout en rassemblant ses linges de
toilette, brosses et autres onguents, ainsi qu’une petite cruche de savon
d’huile de palme, pointa son doigt vers moi en souriant et dit : « Kaublau », puis, élargissant son sourire, montra Hui-sheng et ajouta sur le même
ton : « Saon-gam. » J’appris plus tard par d’autres
personnes parlant le thaï qu’elle m’avait qualifié de « beau » et Hui-sheng
de « radieuse ». Pour l’instant, je ne levais que les paupières, et
Hui-sheng les siennes, puisque Arùn avait ôté ses vêtements et se préparait à
entrer dans l’eau chaude avec nous. Voyant notre échange de regards surpris et
perplexes, elle fit une pause et se livra à une pantomime d’explications fort
élaborée. Celle-ci aurait sans doute été incompréhensible pour la plupart des
étrangers, mais, étant tous deux adeptes du langage des signes, nous finîmes
par comprendre que la jeune fille s’excusait de ne pas nous avoir
rejoints lors de notre précédent bain. Elle laissa entendre qu’elle était alors
simplement « trop sale » pour s’occuper de nous dans le plus simple
appareil, ce qu’elle était censée faire. Si nous voulions bien lui pardonner ce
manquement, elle était dorénavant prête à se rattraper comme il convenait. Ce
que disant, elle se glissa dans le bain avec ses ustensiles et commença à
savonner le corps de Hui-sheng.
Hui-sheng avait l’habitude de se faire laver par ses
servantes, moi par mes valets, mais c’était ici notre première expérience
commune de bain pris en compagnie d’une domestique. Autre pays, autres
coutumes, aussi échangeâmes-nous un regard amusé. Quel mal y
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