Marco Polo
l’ordre social imposé par les brahmanes, le système des
castes, l’ordre des jati, qui divisait les gens en quatre classes
hermétiques, les autres étant mis à part. Les jati ayant été élaborées
jadis par d’anciens prêtres brahmanistes, leurs descendants constituaient
naturellement la caste supérieure, celle des brahmanes. Puis venaient les
rejetons des guerriers du passé (d’un lointain passé, sans doute, car je
ne rencontrai nul homme pouvant y ressembler) et ceux dont la filiation était
liée aux marchands d’antan, la dernière caste étant celle dont les ancêtres
avaient été d’humbles artisans. Ces derniers eussent formé la plus basse classe
sociale s’il n’y avait eu au-dessous la caste des réprouvés entre tous, les
laissés pour compte, les parias, ces « intouchables » qui ne
pouvaient se réclamer d’aucune jati. Un homme ou une femme né dans une jati ne pouvait s’unir avec un membre de la caste supérieure, et encore moins, a
fortiori, s’il était issu d’une caste inférieure. Mariages, alliances et
transactions d’affaires n’avaient lieu qu’entre gens d’une même caste,
celles-ci étant donc vouées à se perpétuer à jamais. Dans ces conditions, il
était aussi aisé de gravir les échelons de la société que de grimper en
s’accrochant aux nuages. Pourtant, un paria n’osait même pas permettre à son
ombre d’effleurer un quelconque membre des autres jati.
Personne, en Inde (excepté, je suppose, un Hindou de
la caste des brahmanes) ne se satisfaisait de la caste dans laquelle il était
né. Ceux des classes inférieures que je vis n’eurent de cesse de m’expliquer
comment, aux temps anciens, leurs aïeux avaient occupé une place bien plus
noble avant d’être injustement ravalés à leur rang actuel suite à une
tricherie, des pratiques de sorcellerie ou la brutalité d’un ennemi. Ils n’en
étaient pas moins fiers d’appartenir à un ordre supérieur à tel autre, fut-il celui
des plus vils parias. Même parmi ces derniers, chacun trouvait toujours le
moyen de pointer du doigt avec dérision l’un de ses semblables encore plus
misérable que lui, auquel il était donc, en dépit de tout, supérieur.
Le plus méprisable, dans cet ordre des jati, n’était
pas tant qu’il existât depuis des siècles, mais que les gens pris dans sa toile
(pas seulement les Hindous donc, mais tous les habitants de l’Inde) lui aient
permis de se perpétuer. N’importe quel autre peuple ayant ne serait-ce qu’une
étincelle de courage, de bon sens, de dignité personnelle l’aurait depuis
longtemps aboli ou serait mort en tentant de le faire. Les Hindous n’avaient
même pas essayé. Et je ne vis nul signe pouvant laisser croire qu’ils le feraient
un jour.
Il n’est pas impossible que même les Bho ou les Mien
aient pu, depuis la lointaine époque où je leur rendis visite, progresser
jusqu’à faire d’eux-mêmes et de leur pays quelque chose d’à peu près
convenable. Mais si j’en crois les récits des voyageurs qui me sont parvenus
d’Inde ces dernières années, rien n’a changé là-bas. À ce jour encore, si un
Hindou souffre de se sentir la lie de l’espèce humaine, il n’a qu’à chercher un
autre Hindou plus malheureux que lui pour se porter tout de suite mieux. Cela
lui suffit.
Comme il m’eût été difficile de tenter d’identifier
chacune des personnes rencontrées en Inde selon ses caractéristiques de race,
de religion, de jati ou de langue (un homme pouvant être à la fois un
Chola, un jaïniste et un brahmane parlant tamoul) et comme la population
ployait dans son ensemble sous le joug du système de castes hindou, je
persistai à les envisager indistinctement comme un peuple d’Hindous et je n’y
ai rien changé. Que la pointilleuse Tofaa considérât cet usage comme impropre
ou désobligeant, je n’en avais cure, et cela me laisse toujours aussi
indifférent. J’aurais pu les qualifier de multiples autres épithètes plus
adaptées, et certainement moins amènes encore.
37
La côte de Coromandel était le rivage le plus désolé
et le plus inhospitalier auquel j’eusse jamais abordé. La terre et la mer s’y
trouvaient partout étroitement mélangées, ses plaines côtières n’étaient que
des marécages couverts de roseaux et de mauvaises herbes, alimentés par une
multitude de petits ruisseaux paresseux venus de la lointaine Inde intérieure.
Cette fusion maritime et terrestre était si graduelle
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