Marco Polo
que les navires devaient
jeter l’ancre à trois ou quatre li de la baie, là où le tirant d’eau
était encore suffisant. Nous touchâmes la côte au village de Cuddalore, où nous
trouvâmes une flottille de bateaux de pêche et autres barques de pêcheurs de
perles eux-mêmes à l’ancre. De petits canots se chargeaient de convoyer
matelots et bagages jusqu’au village presque invisible sur l’horizon, tant il
était noyé dans la bourbe des marécages. Notre capitaine manœuvra adroitement
le qurqur parmi la flotte amarrée, tandis que Tofaa se penchait sur la
rampe et scrutait les Hindous à bord des autres embarcations en leur criant à
l’occasion une question ou une autre.
— Aucun de ceux-là, me rapporta-t-elle
finalement, n’est le pêcheur de perles qui se trouvait à Akyab.
— Bon, me dit également le capitaine, étant donné
que cette région perlière de Coromandel s’étale sur trois cents farsakh du
nord au sud, plus de deux mille li, si vous préférez, vous ne comptez
tout de même pas que je croise de haut en bas sur cette distance ?
— Non, dit Tofaa. Je pense, Marco -wallah, que
nous devrions nous enfoncer jusqu’à la capitale chola la plus proche,
Kumbakonam. Comme toutes les perles sont de propriété royale et reviennent au
rajah, il nous conduira probablement plus directement jusqu’au pêcheur que nous
cherchons.
— Très bien, acquiesçai-je, et, au
capitaine : Si vous voulez bien héler un canot pour nous amener à terre,
nous vous laisserons là, avec nos remerciements pour cette traversée. Salââm
aleikum.
Tandis qu’un petit homme noir et décharné nous
acheminait à coups de rame sur l’eau saumâtre de la baie, puis nous propulsait
à la gaffe à travers les marais fétides proches de Cuddalore, je demandai à
Tofaa :
— Qu’est-ce qu’un rajah ? Un roi, un wang ?
— Un roi, répondit-elle. Il y a deux ou trois
siècles, régna le plus farouche et le plus sage monarque qu’ait jamais connu le
royaume chola. Son nom était Rajaraja le Grand. Depuis lors, en sa mémoire et
dans l’espoir de perpétuer sa grandeur, les dirigeants successifs de Chola,
ainsi que la plupart des autres nations indiennes, du reste, ont repris son nom
comme titre de majesté.
Ce genre d’appropriation n’était après tout pas si
rare, même dans notre monde occidental. César avait été à l’origine un nom de
famille romain, mais il finit par désigner une fonction qui subsiste
aujourd’hui sous la forme de « Kaiser » pour les dirigeants du
plus récent Saint Empire romain germanique et sous celle de « Tsar »
pour désigner les insignifiants maîtres de multiples petites nations slaves.
Mais je devais bientôt découvrir que les monarques hindous, non contents de
s’être octroyés l’ancien nom du rajah (ce n’était sans doute pas encore assez
flatteur), trouvaient encore le moyen d’en rajouter dans la pompe et le faste
pour renforcer autant que possible leur royale majesté.
Tofaa poursuivait sa description :
— Ce royaume chola fut naguère immense, puissant
et unifié. Mais, depuis la mort du dernier haut rajah il y a quelques années [29] , il s’est
fragmenté en nombreux mandata secondaires – le Chola, le Chera, le
Pandya –, et les rajahs mineurs sont tous en train de lutter pour s’en
réapproprier la totalité.
— Qu’ils ne se gênent pas pour cela,
ronchonnai-je, tandis que nous marchions sur le quai de Cuddalore.
C’était un peu comme si nous abordions de l’Irrawaddy
dans un village mien. Dois-je vraiment vous décrire plus avant Cuddalore ?
Sur le quai, un groupe d’hommes baragouinaient et
gesticulaient autour d’un énorme objet humide étendu sur les planches. Je jetai
un coup d’œil et m’aperçus qu’il s’agissait à l’évidence de la prise d’un
pêcheur. C’était un poisson mort, du moins cela en avait-il la puanteur, car je
pourrais tout aussi bien le qualifier de créature marine. Il était plus grand
que moi et ne ressemblait à rien de ce que j’avais déjà vu. La moitié
inférieure de son corps était assurément celle d’un poisson, terminée par une
queue en croissant. Mais il ne possédait ni nageoires, ni écailles, ni
branchies. Couverte d’une peau épaisse comme le cuir semblable à celle d’un
poisson-porc, sa partie supérieure était des plus étrange. En lieu et place des
nageoires du poisson-porc s’étendaient des membres trapus semblables à des
bras,
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