Marco Polo
lui
succéder.
— C’est exact, confirma Uladai. Je suppose que
son oncle Kaikhadu a pris les rênes comme régent.
— C’est ce qu’ils disent. Et soit ce Kaikhadu
ignorait que son frère défunt espérait une nouvelle épouse, soit un lévirat [35] ne
l’intéresse pas. Toujours est-il qu’il n’a envoyé aucune ambassade pour
l’accueillir et que rien ne semble avoir été prévu pour l’acheminer.
— Peu importe, fit Uladai. Elle vient de la part
de son seigneur le khakhan, il est donc obligé de vous relever de sa garde et
de s’en occuper à son tour. Nous allons l’emmener dans la capitale, Maragheh.
Pour ce qui est de son transport, vous êtes munis du pai-tzu. Il vous
suffit de commander au shah d’Ormuz de nous doter de tout ce dont nous avons
besoin.
C’est ce que nous fîmes. Le shah local nous reçut avec
un vrai sens du devoir et une hospitalité sincère. Il nous logea tous dans son
palais déjà plein à craquer pendant qu’il rassemblait tous ses chameaux, et
d’autres sans doute prélevés sur ses domaines, et les chargeait de provisions
et d’outres d’eau douce, avec conducteurs de chameaux en conséquence et troupes
supplémentaires destinées à compléter les nôtres. Quelques jours plus tard,
nous étions en route pour Maragheh qui se trouvait au nord-est.
La traversée fut aussi longue qu’à l’aller, lorsque
nous avions traversé la Perse d’ouest en est. Cette fois, allant du sud au
nord, nous n’avions pas de régions délicates à franchir et passâmes largement à
l’ouest du Grand Désert salé. Nous cheminions sur de bons chameaux, avions des
provisions en quantité, des domestiques pour nous servir et une formidable
garde pour nous protéger en cas d’attaque. Le voyage fut confortable, à défaut
d’être joyeux. Dame Kukachin s’était dépouillée de ses bijoux et ne portait
plus que du marron, couleur persane du deuil. Son visage reflétait à la fois
l’inquiétude et une triste résignation. Tout le monde étant très attaché à
elle, nous la plaignions amèrement et nous arrangeâmes pour lui rendre le
trajet le plus agréable possible.
Nous passâmes par nombre d’endroits que mon père, mon
oncle ou moi-même avions déjà vus, séparément ou ensemble, aussi étions-nous
attentifs à tous les changements qui étaient survenus. Nous ne nous arrêtions
en général que pour une nuit, mais, arrivés à Kachan, mon père et moi
demandâmes une journée de répit pour nous promener dans cette cité où nous
avions séjourné avant de plonger dans le Dasht-e-Kavir. Nous emmenâmes oncle
Matteo, dans le vague espoir que ces scènes vues il y a longtemps lui
rendraient une partie de ce qu’il avait été. Mais rien à Kachan n’alluma dans
ses yeux la moindre étincelle, pas même ces prezioni, jeunes gens qui
étaient toujours le principal atout de la ville.
Nous nous rendîmes dans la maison où l’accueillante
veuve Esther nous avait offert l’hospitalité. Elle appartenait désormais à un
homme, un neveu qui en avait hérité des années auparavant, expliqua-t-il,
lorsque la bonne dame était morte. Il nous montra l’endroit où elle avait été
enterrée, non pas dans un cimetière juif mais, à la demande expresse qu’elle avait
formulée sur son lit de mort, dans son jardin, derrière sa demeure. L’endroit
où je l’avais vue écraser des scorpions avec sa pantoufle, le jour où elle
m’avait exhorté à ne négliger aucune opportunité de « goûter à tout dans
ce monde ».
Mon père se signa avec respect et partit avec oncle
Matteo revoir les fabriques de tuiles kashi qui lui avaient inspiré
l’idée d’en faire commerce à Kithai et rapporté de si jolis bénéfices. Je
restai quelques instants en compagnie du neveu, regardant pensivement le bout de
jardin herbeux et me disant en moi-même : « J’ai suivi ton conseil, Mirza Esther. Je n’ai jamais laissé passer ma chance. J’ai écouté ma curiosité.
J’ai volontairement avancé partout où il y avait du danger dans la beauté et de
la beauté dans le danger. Comme tu me l’avais annoncé, j’ai vécu nombre
d’expériences. Beaucoup étaient délectables, quelques-unes instructives, et il
en est peu que j’aurais préféré ne pas connaître. Mais je les ai vécues et j’en
ai conservé la mémoire. Si demain on me porte en terre, ce ne sera pas dans un
trou noir et silencieux. Je pourrai peindre l’obscurité de couleurs vives,
l’animer d’une
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