Marco Polo
ans.
— Mefe, vous
n’auriez pu faire meilleur choix ! Lassar la strada vechia per la nova [37] . Est-ce là son page ? Pourrait-il aller chercher le brave homme, que
nous fassions sa connaissance ?
— Mais c’est lui. Voici le prince héritier
Ghazan. Mon père déglutit avant de reprendre :
— Sain bina, Votre
Altesse royale...
Je m’inclinai profondément, le temps de me composer un
visage empreint de respect.
— Il a deux ans de moins que moi, babilla
Kukachin, ne laissant guère la possibilité au garçon de s’exprimer. Mais
qu’est-ce que deux ans dans un mariage heureux ? Nous nous marierons dès
qu’il accédera à l’ilkhanat. Vous pouvez donc, chers grands frères dévoués, me
laisser ici la conscience tranquille, sachant que je suis en bonnes mains, et
aller vaquer à vos affaires. Vous me manquerez, mais je ne serai plus jamais
seule, ni découragée, désormais.
Nous lui présentâmes les félicitations d’usage ainsi
que tous nos bons vœux, tandis que le garçon souriait comme un singe en nous
murmurant des remerciements. Kukachin rayonnait comme si elle venait de
remporter un trophée, et tous deux s’éloignèrent main dans la main.
— Bah ! fit mon père en haussant les
épaules. Mieux vaut la tête d’un chat que la queue d’un lion.
Kukachin devait avoir perçu dans ce garçon ce que nous
n’y pouvions voir. Dieu sait si d’apparence il ne ressemblait qu’à un grotesque
farfadet – les chroniques mongoles devaient d’ailleurs le surnommer plus tard
« Ghazan le Contrefait » –, mais il marqua indéniablement l’histoire
prouvant bien qu’il valait mieux que son apparence. Ils se marièrent à son
accession à l’ilkhanat de Perse, et Ghazan devint l’ilkhan le plus efficace et
le combattant le plus redoutable de sa génération. Il mena maintes guerres et
ajouta moult territoires au khanat. Malheureusement, sa bien-aimée ilkhatun
Kukachin ne vécut pas assez longtemps pour partager ses triomphes et sa
célébrité. Elle mourut en couches un peu plus de deux ans après leur mariage.
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Ayant rempli notre mission pour le khan Kubilaï, mon
père, mon oncle et moi pressâmes notre départ. Nous laissâmes à Maragheh la
nombreuse compagnie avec laquelle nous avions voyagé, mais le généreux Kaikhadu
tint à nous offrir de bons chevaux, des montures de rechange ainsi que des
animaux de bât, d’amples provisions pour la route et une escorte de douze
cavaliers de la garde du palais pour veiller sur nous durant la traversée de la
Turquie. Les événements allaient se charger de nous l’apprendre : nous
aurions voyagé plus en sécurité sans cette troupe mongole.
De la capitale, nous contournâmes en suivant son
rivage un lac de la taille d’une mer nommé Urumia [38] , appelé
également mer du Coucher du Soleil. Puis nous fîmes l’ascension des montagnes
qui marquaient la frontière nord-ouest de la Perse. L’un des sommets de cette
chaîne était, selon mon père, le biblique mont Ararat, mais il était trop
éloigné de notre route pour que je le gravisse et vérifie s’il y restait une
quelconque trace de l’Arche. De toute façon, ayant récemment escaladé une autre
montagne pour y découvrir une empreinte de pas qui aurait fort bien pu être
celle d’Adam, je n’étais plus très loin de penser, à présent, que Noé n’était
qu’un jeunot dans l’histoire. Sur l’autre versant de ces montagnes, nous
descendîmes en direction des terres des Turcs, vers un autre lac nommé Van, que
l’on appelait aussi mer d’Au-delà du Couchant.
La contrée, les nations qui la peuplent et leurs
frontières sont depuis longtemps imprécises et mouvantes. Ce qui avait un temps
fait partie de l’Empire byzantin sous la férule des chrétiens appartenait
maintenant à l’Empire seldjoukide dirigé par des Turcs musulmans. Mais les
régions orientales de cet empire, connues sous d’autres noms plus anciens,
étaient habitées depuis la nuit des temps par des peuples qui n’avaient jamais
accepté d’abdiquer leur souveraineté sur ces domaines : ils ne reconnaissaient
aucun caprice de ces prétendants modernes à leur domination, pas plus que les
frontières qu’on souhaitait leur imposer. De ce fait, la région dans laquelle
nous arrivâmes pouvait se nommer soit la Turquie, d’après le peuple qui la
gouvernait, soit l’Empire seldjoukide, comme le désignaient les Turcs
eux-mêmes, soit la Cappadoce, son nom sur les anciennes
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