Marco Polo
j’aperçus mon père assis avec un groupe des
bandits à moustaches noires. Ils avaient fait du qahwah et le sirotaient
en discutant aimablement, oncle Matteo placidement assis à côté d’eux. Cela
aurait pu ressembler à une scène parfaitement civilisée, si les autres brigands
n’avaient été en train d’empiler telles des bûches les cadavres de nos Mongols
dans un coin de la clairière, à l’écart. Le plus grand et le plus fièrement
moustachu des nouveaux venus, voyant que je revenais à moi, s’approcha de nous.
— Voici mon mari, annonça-t-elle, Neb Effendi,
connu aussi sous le nom de Chiti Ayakkabi.
Il parlait le farsi, tout comme elle.
— Je vous présente mes excuses, Marco Effendi. Je
n’aurais jamais sciemment attaqué l’homme grâce auquel j’ai connu le trésor de
ma vie.
J’avais encore l’esprit confus et ne savais pas très
bien à quoi il faisait allusion. Mais tandis que je buvais le noir et amer qahwah et que je reprenais mes esprits, Sitarè et lui m’éclairèrent. C’était lui,
le cordonnier de Kachan qu’avait présenté l’almauna Esther à sa servante
Sitarè. Il l’avait aimée dès le premier regard, mais leur mariage n’aurait
évidemment pas été imaginable si elle n’avait été vierge. Elle lui avait alors
confié que, si elle l’était encore, c’était grâce à gentilhomme, Mirza Marco,
qui avait refusé de disposer d’elle. On ne peut pas dire que j’étais à mon
aise, assis auprès d’un bandit meurtrier qui m’exprimait sa gratitude de ne pas
avoir accompli avant lui le sikis, comme il l’appelait, avec son épouse.
— C’est le qismet, comme nous l’appelons,
expliquait-il. La destinée, le hasard, la chance... Tu as été bon un jour
envers Sitarè. Aujourd’hui, mon tour est venu d’être bon avec toi.
Il apparut peu à peu que Neb Effendi, n’ayant pu
prospérer en tant que cordonnier à Kachan où les gens ne faisaient pas la
différence entre un noble Kurde et un vil Turc qu’ils méprisaient de toute
façon, avait ramené sa femme dans son Kurdistan natal. Mais, ici aussi, il
s’était senti humilié, vassal d’un régime turc devenu à son tour vassal de
l’ilkhanat mongol. Alors, il avait abandonné son métier, n’en gardant que le
nom, et était entré dans l’insurrection sous le surnom de Brigand Chausseur.
— J’ai pu apprécier votre art de la cordonnerie,
lui avouai-je. C’était assez... particulier.
Il répondit modestement « Bosh », un
mot turc qui signifie « Vous me flattez ».
Mais Sitarè acquiesça vigoureusement.
— Tu parles du berger ? C’est lui qui nous a
mis sur votre piste, jusqu’ici à Tunceli. Oui, Marco Effendi, mon cher et
valeureux Neb est déterminé à rallier tous les Kurdes contre nos oppresseurs et
à décourager toute tentation de s’humilier devant eux.
— Je l’avais deviné.
— Savez-vous, Marco Effendi, dit-il, frappant
d’un poing lourd sa large poitrine, que nous, les Kurdes, sommes la plus
vieille aristocratie du monde ? Nos noms de tribus remontent à Sumer.
Depuis ce temps, nous n’avons cessé de combattre une tyrannie après l’autre.
Nous avons affronté les Hittites, les Assyriens et avons aidé Cyrus à soumettre
Babylone. Nous avons lutté avec le grand Saladin contre les premiers croisés
venus en maraude. Il n’y a pas quarante ans, sans l’aide de quiconque, nous
avons massacré vingt mille Mongols lors de la bataille d’Arbil. Pourtant, nous
ne sommes pas encore libres. Voilà donc ma mission à présent... renverser le
joug mongol, puis celui des Turcs.
— Je vous souhaite de réussir, Chiti Ayakkabi.
— En réalité, nous sommes pauvres et mal équipés.
Mais les armes de vos Mongols et le trésor que nous avons trouvé dans leurs
bagages nous aideront immensément.
— Vous allez nous voler ? C’est ce que vous
appelez être bon avec nous ?
— J’aurais pu l’être beaucoup moins. (Il indiqua
négligemment le tas sanglant de Mongols.) Soyez heureux que votre qismet en
ait décidé autrement.
— En parlant de qismet, intervint
joyeusement Sitarè, pour me détendre, dis-moi, Marco Effendi, qu’est devenu mon
frère chéri, Aziz ?
Nous nous trouvions déjà dans une situation assez
précaire pour ne pas la rendre encore plus hasardeuse. Ni elle ni son féroce
compagnon ne seraient enchantés d’apprendre que son petit frère était mort
depuis plus de vingt ans et que nous l’avions laissé se faire
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