Marco Polo
le capitaine, un chrétien grec
qui avait pour tout équipage ses quatre rustres de fils, acceptait de nous
emmener jusqu’à Constantinople, de nous nourrir durant le trajet et, par pure
charité chrétienne, de ne nous prendre pour cela que le reste d’argent dont
nous disposions encore.
Ce fut un voyage misérable, d’un ennui assommant.
C’est que le getirme traînait ses filets, qu’il n’arrêtait pas de le
faire et qu’il n’en remontait que des anchois, qui furent donc notre unique
nourriture durant tout le trajet. L’anchois nous était servi accompagné de riz
pilaf cuit à l’huile du même poisson, et toute la traversée fut placée sous le
signe de ce sympathique engraulidé ; nous le respirions, dormions et
vivions avec. Nous avions embarqué, pour je ne sais quelle raison mystérieuse,
un chien miteux, et je regrettai plus d’une fois d’avoir dépensé jusqu’à notre
dernière pièce car je l’aurais acheté pour le cuire et ainsi nous changer des
anchois. Mais bon. Le chien se trouvait depuis si longtemps à bord que je
suppose que son goût n’aurait pas été très différent.
Au terme de près de deux mornes mois à bord de notre
plat d’anchois flottant, nous embouquâmes le détroit du Bosphore, le long
duquel s’ouvrait l’estuaire de la Corne d’or, et là nous atteignîmes la grande
cité de Constantinople... par un jour de brouillard si dense que je ne pus en
apprécier la magnificence. Cette brume me permit pourtant de comprendre la
raison de la présence de ce chien à bord du getirme. L’un des fils du
pêcheur lui donnait régulièrement des coups de bâton, il passait donc son temps
à aboyer et à gronder. Je pus entendre d’autres chiens invisibles hurler autour
de nous, et notre capitaine, accroché à sa rame de gouverne, tendait une
oreille exercée à ces bruits, ce qui me fit comprendre que c’était cet
aboiement – plutôt que le tintement de clochette utilisé à Venise – qui servait
ici d’avertisseur.
Notre disgracieux getirme tailla sa route sans
collision dans la Corne, au pied des murailles de la cité. Notre capitaine nous
expliqua qu’il se dirigeait vers les docks circassiens réservés aux bateaux de
pêche, mais mon père lui imposa de nous déposer au Phanar, le quartier vénitien
de la ville. Malgré l’épais brouillard et les trente ans qui s’étaient écoulés
depuis sa venue, il réussit je ne sais comment à y guider le capitaine. Pendant
ce temps, le soleil commençait à décliner derrière le cotonneux rideau
d’humidité, et mon père, fiévreux d’impatience, grommelait :
— Si nous ne réussissons pas à y être avant la
nuit, il nous faudra dormir une fois de plus dans ce misérable chaland.
La nuit et nous, à peu près ensemble, touchâmes un
débarcadère de bois. Nous fîmes des adieux empressés aux Grecs, aidâmes oncle
Matteo à sortir de l’embarcation, et mon père, d’un trot de vieil homme, nous
guida dans le brouillard à travers une porte de la haute muraille de la ville,
puis dans un labyrinthe d’étroites rues sinueuses.
Nous nous trouvâmes soudain devant l’un de ces
nombreux édifices identiques au fronton allongé, celui-ci abritait une échoppe
au rez-de-chaussée. Mon père, à la vue d’une chandelle qui brûlait encore, cria
gaiement :
— Nostra compagnia !
Il ouvrit grand la porte et nous fit entrer. Un homme
à la barbe blanche, penché sur un registre ouvert sur une table qui en était
encombrée, se trouvait en train d’écrire à la lueur de la bougie posée près de
son coude. Il leva les yeux et grogna :
— Gèsu, spuzzolenti sardòni !
Tels furent les premiers mots vénitiens que j’entendis
prononcer par quelqu’un d’autre que Nicolò et Matteo Polo, depuis vingt-trois
ans que j’étais parti. Et c’est ainsi, sous l’appellation d’« anchois
puants », que nous fûmes accueillis par mon oncle Marco Polo.
Émerveillé et surpris, il reconnut ses frères (« Xestu, Nico ? Matteo ? Tati ! ») et bondit vivement de
sa chaise. Les employés de la Compagnie à leurs tables de comptes assistèrent,
éberlués, à notre explosion d’embrassades, d’accolades, de rires, de larmes et
d’exclamations.
— Sangre de Bacco ! rugit-il. Che bon vento ? Mais vous êtes devenus tout gris,
mes Tati !
— Et toi tu es tout blanc, Tato ! lui
répliqua mon père.
— Qu’est-ce qui vous a pris si longtemps ?
Votre dernier envoi contenait une lettre
Weitere Kostenlose Bücher