Marco Polo
affirmant que vous étiez sur le
départ. Mais c’était voilà bientôt trois ans !
— Ah, Marco, ne nous en parle pas ! Nous
avons eu vent contraire durant tout le trajet !
— E cussî ? Mais
je vous attendais sur des éléphants parés de diamants, tels les Rois mages
arrivant d’Orient dans une parade de triomphe, précédés de Nubiens battant du
tambour ! Et vous rentrez comme des voleurs par une nuit de brouillard,
parfumés comme l’entrejambe d’une putain circassienne !
— Eaux peu profondes, petits poissons. Nous
rentrons sans le sou et fourbus, de vraies épaves ! Nous sommes tels des
naufragés rejetés sur ton seuil. Mais nous en parlerons plus tard. Regarde, tu
n’as jamais vu ton neveu éponyme.
— Neodo Marco !
Arcistupendonazzìsimo !
Je reçus une chaleureuse accolade, à mon tour, et
force tapes dans le dos.
— Mais dites-moi, et notre tonnant Tato Matteo,
d’habitude si bruyant. Pourquoi est-il aussi silencieux ?
— Il est tombé malade, répondit mon père. Nous en
parlerons aussi. Mais viens ! Depuis deux mois nous n’avons mangé que des
anchois, et...
— Et ça t’a donné une soif du diable, hein ?
N’en dis pas plus !
Il se tourna vers les employés, leur claironna qu’ils
pouvaient rentrer chez eux et n’auraient pas besoin de se présenter le
lendemain au travail. Ils se levèrent et nous adressèrent de vibrants
applaudissements – pour nous féliciter d’être rentrés sains et saufs ou parce
que nous leur valions une journée de congé ? je n’aurais su le dire –, et
nous ressortîmes dans le brouillard.
Oncle Marco nous emmena dans sa villa, au bord de la
mer de Marmara, où nous passâmes notre première nuit et au moins toute la
semaine suivante à boire avidement de bons vins, à savourer de riches viandes
(pas de poisson, merci) et à nous faire laver, gratter et masser dans le hammam
privé de mon oncle (ici appelé humoun), à dormir de longues heures dans
de luxueuses couches et à nous faire servir, de la main et du pied, par ses
nombreux domestiques. Dans le même temps, oncle Marco expédia à Venise un
courrier par bateau pour apprendre notre arrivée à Dona Fiordelisa.
Lorsque je me sentis reposé et restauré à souhait, et
que mon odeur comme mon apparence me semblèrent agréables, je fus présenté au
fils et à la fille de mon oncle Marco, Nicolò et Maroca. Ils étaient tous deux
de mon âge, mais cousine Maroca était toujours célibataire et ne cessa de
m’adresser des regards mi-interrogateurs mi-suggestifs. Je n’étais pas
intéressé ; l’étude des registres de la Compagnie Polo, assis autour d’une
table avec mon père et mon oncle Marco, en revanche, me passionnait diablement.
Ils s’empressèrent de me rassurer, nous étions loin d’être sans le sou. Au
contraire, nous étions plus que raisonnablement riches.
Quelques chargements de biens et de marchandises,
envoyés par convois de chevaux qui avaient parcouru grâce aux relais de la
poste mongole la longue route de la soie, s’étaient perdus en cours de
route ; mais il fallait s’y attendre. Ce qui était surprenant, c’était que
tant d’entre eux soient parvenus jusqu’à Constantinople. Ici, oncle Marco
avait, suivant le cas, encaissé, investi ou échangé astucieusement ces biens,
faisant bénéficier de ses conseils avisés Dona Fiordelisa à Venise pour qu’elle
en fît autant là-bas. Finalement, notre Compagnie était désormais parmi les
plus importantes du monde du commerce, à égalité avec celles des Spinola de Gênes,
des Carrara de Padoue et des Dandolo de Venise.
Je fus tout particulièrement réjoui d’apprendre que,
parmi les chargements arrivés intacts, se trouvait celui qui contenait toutes
nos cartes, ainsi que les notes que j’avais prises au fil des ans. Le Brigand
Chausseur de Tunceli ne m’ayant pas subtilisé le journal que j’avais griffonné
depuis mon départ de Khanbalik, je possédais désormais au moins une relation
fragmentaire de chacun de mes voyages.
Nous demeurâmes à la villa jusqu’au printemps, aussi eus-je
le temps de visiter Constantinople. Cela me permit de faire en douceur la
transition entre notre long séjour oriental et notre retour en Occident, la
ville étant un subtil mélange des deux influences. Elle était d’Orient par son
architecture, ses bazars, sa variété de races, de complexions, de costumes, de
langages. Ce guazzabuglio [39] de nationalités incluait près de
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