Marco Polo
permission de rassembler mes aventures dans un
livre. Nous nous assîmes ensemble, et je te contai mes histoires. Par le
truchement de la Fraternité de Justice, j’eus le loisir de lancer une requête à
Venise, et mon père envoya à Gênes ma collection de notes, longues ou
fragmentaires, et mes journaux intimes, lesquels m’aidèrent à raviver mes
souvenirs, me rappelant bien des anecdotes que j’avais oubliées. Ainsi, notre
année de confinement passa vite puisque, loin d’être lassantes, nos journées
étaient continuellement occupées et productives. Quand, la guerre enfin
terminée, une nouvelle paix fut signée entre Venise et Gênes et qu’on nous
laissa rentrer chez nous, je pus vraiment dire que cette année-là n’avait pas
été du temps perdu, comme je l’avais craint. Elle avait même peut-être été la
plus fructueuse de ma vie, en ce sens qu’elle m’avait permis de réaliser une
œuvre appelée à durer, qui dure encore et promet de durer plus longtemps que
moi. Je veux parler de notre livre, Luigi, le Devisement du Monde. Je
suis sûr que, durant toutes les années que j’ai passées depuis notre au revoir
devant ce palazzo de Gênes, je n’ai rien accompli qui m’ait procuré
semblable satisfaction. Voilà où nous en sommes, Luigi.
J’ai une fois de plus raconté ma vie depuis l’enfance
jusqu’à la fin de mes pérégrinations. J’ai redit nombre des histoires que tu
avais entendues à cette époque lointaine (de façon plus détaillée, cette fois)
et repris certaines que nous avions décidé d’éliminer du premier livre. À côté
de cela, il en est de nouvelles que je ne t’avais jamais confiées. Je te laisse
désormais libre de retenir certaines de mes aventures, toutes si le cœur t’en
dit, et de les imputer au héros fictionnel de ton prochain ouvrage en chantier.
Fais-en ce que tu voudras.
Il reste peu à dire de moi, rien sans doute qui puisse
intéresser ton livre, aussi ne serai-je plus très long.
46
Je rentrai à Venise pour découvrir que mon père et marègna Lisa étaient bien avancés dans la construction de notre luxueuse nouvelle
Casa Polo... ou plutôt dans la réhabilitation d’un vieux palazzo qu’ils
avaient acheté. Il se trouvait devant la Corte Sabionera, dans un quartier bien
plus huppé que notre précédente résidence. Il était également plus proche du
Rialto, sur lequel, à présent que j’étais le dirigeant reconnu de la Compagnie
Polo, la tradition voulait que je me rendisse deux fois par jour pour y
converser avec mes confrères marchands, chaque matin peu avant midi et chaque
soir avant la fin de la journée de travail. C’était et cela demeure une coutume
fort plaisante, et j’avoue y avoir plus d’une fois attrapé au vol une bribe
utile d’information qui ne me serait pas parvenue dans le déroulement usuel des
affaires. Je ne goûtais pas particulièrement de me voir adresser avec respect
le titre de messire, ni que l’on m’écoutât religieusement délivrer ma sage
opinion sur telle ou telle question relative aux statuts, aux tarifs, ou que
sais-je. Je dirais même que je n’étais guère gratifié d’être parvenu à la tête
de la Compagnie, d’autant que c’était un peu par défaut.
Mon père ne s’était jamais retiré officiellement en ma
faveur. Simplement le temps passant, il avait décidé de consacrer moins
d’attention aux affaires, pour privilégier d’autres projets. Durant une longue
période, par exemple, il investit toute son énergie dans la supervision de la
restauration, puis de l’ameublement et de la décoration de la nouvelle Ca’
Polo. À plusieurs reprises, durant les travaux, il me fit remarquer que ce palazzo était assez vaste pour accueillir bien plus de gens que ceux que nous
envisagions d’y loger.
— Rappelle-toi ce qu’a dit le doge, Marco,
tenait-il à me répéter. S’il doit se perpétuer une Compagnie et une maison Polo
après toi, il faudra qu’il y ait des fils.
— Tu dois savoir, comme tout le monde ici, père,
ce que je pense de cette question. Je n’ai rien contre la paternité, mais il se
trouve que la maternité m’a coûté plus cher que je ne pourrais jamais compter.
— Balivernes ! lâchait alors d’un ton sévère
ma belle-mère avant de tempérer. Loin de moi l’idée de déprécier ce que tu as
pu perdre, Marco, mais je ne saurais ici que protester. Lorsque tu as raconté
cette tragique histoire, tu as parlé d’une frêle femme
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