Marco Polo
de son espoir que nous réglerions dûment aux douanes la part de nos
fructueuses entreprises qui revenait au Trésor de la République. Nous lui
répondîmes, comme convenu, que nous attendions sereinement l’examen de nos
irréprochables livres de comptes par les collecteurs de taxes. Après quoi nous
nous levâmes, nous attendant qu’on nous laissât partir. Mais le doge leva une
main lourdement chargée de bagues et déclara :
— Une dernière chose, messeri. Peut-être
cela a-t-il échappé à votre souvenir, messire Marco – je sais que vous avez eu
bien d’autres choses à régler –, mais il reste la petite affaire de votre
bannissement de Venise.
Je le regardai, sidéré. Il n’allait pas ressusciter
cette vieille charge contre un citoyen devenu éminemment respectable et estimé,
figurant qui plus est parmi les plus lourds contribuables de la cité !
D’un air de hauteur offensée, je répliquai :
— Je pensais, Votre Sérénité, que le statut
cœrcitif de cette mesure tomberait d’office à la mort du doge Tiepolo.
— Oh, bien sûr, je ne suis pas obligé de
respecter les jugements rendus et les sentences imposées par mon prédécesseur.
Mais, voyez-vous, j’aime comme vous garder sans tache mes livres de comptes. Et
cette petite rature existe dans les archives des Signori délia Notte.
Je souris, pensant avoir deviné ce qu’il
attendait :
— Peut-être le règlement d’une amende conséquente
suffirait-il à payer l’effacement de la rature ?
— J’avais pensé plutôt à une sorte d’expiation,
en accord avec la vieille loi romaine du talion.
Je le considérai, à nouveau éberlué.
— Vous voulez dire « œil pour
œil » ? Les archives montrent certainement que je n’ai jamais tué cet
homme.
— Non, non, bien sûr que vous ne l’avez pas fait.
Il n’en reste pas moins que cette triste affaire a bel et bien induit un
passage par les armes. J’avais pensé que vous pourriez l’expier en vous
engageant... dans la guerre que nous livrons à Gênes, notre vieille ennemie.
— Votre Sérénité, la guerre est un jeu de jeunes
gens. J’ai atteint la quarantaine, ce qui est un peu vieux pour tirer l’épée...
Il pressa le couteau dont les lames jaillirent.
— Vous venez de me raconter que vous avez utilisé
celle-ci il n’y a pas si longtemps. Messire Marco, je ne suis pas en train de
vous suggérer de lancer un assaut frontal contre Gênes. Seulement que vous
donniez un témoignage visible de votre engagement militaire. Je ne crois pas
être despotique, méprisant ou capricieux. Je songe seulement à l’avenir de
Venise et de la maison Polo. Ce nom est maintenant illustre parmi ceux de la
cité. Après votre père, vous prendrez la tête de la Compagnie, et vos fils
après vous. Si, comme cela semble être le cas, la maison Polo conserve cette
position exceptionnelle au fil des générations, je pense que les armoiries de
la famille devraient être totalement senza macchia. Nettoyez donc cette
tache dès maintenant, sous peine d’embarrasser et de jeter l’opprobre sur votre
postérité. Ce sera chose facile. Je n’aurai qu’à écrire sur cette page :
« Marco Polo, Nobilis Homo, a loyalement servi la République dans
sa guerre contre Gênes. »
Mon père notifia son accord et ajouta :
— Ce qui est bien scellé est bien gardé.
— S’il le faut vraiment..., fis-je dans un
soupir. Je pensais que mon service militaire était derrière moi. Mais, si je
puis me permettre, la phrase suivante sonnerait encore mieux, à mon
sens, sur le registre de l’histoire familiale : « Marco Polo, au
cours de sa vie, combattit au côté de la Horde d’or et avec la flotte de
guerre de Venise. » Qu’attendez-vous de moi, Votre Sérénité ?
— Servez comme gentilhomme en armes. Disons,
comme commandant surnuméraire d’un bâtiment de ravitaillement. Vous faites une
sortie avec la flotte, un petit tour en mer et retour au port, après quoi vous
partez en retraite... avec une nouvelle distinction et l’honneur ancestral
préservé.
Voici comment, lorsqu’une escadre de la flotte
vénitienne sortit en mer quelques mois plus tard sous commandement de l’amiral
Dandolo, je me trouvai à bord de la galeazza Doge Particiaco, qui
n’était autre, en réalité, que le navire d’approvisionnement de la flotte.
J’avais le rang de courtoisie de sopracomito, ce qui signifie que
j’avais approximativement la même fonction que sur le
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