Marco Polo
la
camarade de jeu de mon enfance et m’avait tant aimé. J’en fus stupéfait. En
toute logique, Doris aurait dû avoir à peu près mon âge, et donc une
quarantaine d’années. Comme elle faisait partie de la classe la plus
défavorisée, elle aurait dû ressembler à une bête de somme usée jusqu’à la
corde, une maràntega [43] grisonnante et ridée... Mais celle qui se tenait devant moi était encore
une jeune femme – elle avait vingt, vingt-cinq ans tout au plus. Elle était
vêtue convenablement, non de ce noir sans relief des femmes des bas quartiers,
et arborait un teint aussi frais, des cheveux aussi dorés, une frimousse aussi
jolie que lorsque je l’avais quittée. J’étais plus que surpris :
littéralement foudroyé. Je ne pus m’empêcher, oubliant toutes les bonnes
manières, de crier étourdiment son nom, mais du moins le fis-je avec
politesse :
— Damina Doris
Tagiabue !
Elle aurait tout aussi bien pu lever le menton de
mépris à mon effronterie, rassembler ses robes d’une main et me planter sur
place. Mais elle aperçut ma petite suite de garnements grimés en Mongols et,
réprimant un sourire, me répondit assez aimablement :
— Vous êtes sans doute messire Marco des...
euh...
— Marco des Millions. Tu peux le dire, Doris.
Chacun le fait déjà. Et je crois me souvenir que tu m’affublais d’autres noms
bien pires. Marcomique, entre autres.
— Messire, je crains que vous ne vous soyez
mépris. Je suppose que vous avez connu ma mère, dont le nom de jeune fille
était en effet Doris Tagiabue.
— Votre mère ! (Pendant un moment, j’avais
oublié que Doris devait être aujourd’hui une matrone, si ce n’est une vieille
bique ratatinée. Peut-être parce que la jeune fille était incroyablement proche
de ce que me rapportait ma mémoire, je ne m’étais plus souvenu que de la petite zuzurullona [44] indomptée et à peine formée que j’avais connue.) Mais elle n’était qu’une
enfant !
— Les enfants grandissent, messire, dit-elle.
Puis elle conclut d’un ton malicieux, inclinant la
tête en direction de ma demi-douzaine de Mongols miniatures :
— Même les vôtres, un jour.
— Ce ne sont pas les miens. Battez la
retraite, soldats ! leur hurlai-je.
Mimant force ruades et tournoiements cabrés de leurs
montures imaginaires, ils se retirèrent à quelque distance.
— C’était une plaisanterie, messire, fit cette si
familière étrangère qui, souriant ouvertement, se rapprochait encore davantage,
si c’était possible, du lutin rieur de mes souvenirs. Parmi les choses bien
connues à Venise, chacun sait que Marco Polo est encore célibataire. Ma mère,
en tout cas, a grandi et s’est mariée. Je suis sa fille, mon nom est Donata.
— Un joli nom pour une bien jolie jeune
fille : il signifie « la Donnée », le cadeau, en quelque sorte.
(Je m’inclinai comme si nous venions d’être formellement présentés l’un à
l’autre.) Dame Donata, je vous serais reconnaissant de m’indiquer où vit votre
mère, désormais. J’aimerais beaucoup la revoir. Nous étions autrefois... bons
amis.
— Almèi, messire.
J’ai le regret de vous dire qu’elle est morte des fièvres de l’influenza, il
y a quelques années.
— Gramo mi [45] ! Je suis désolé de l’apprendre. C’était une si chère
personne. Mes condoléances, Dame Donata.
— Demoiselle Donata, corrigea-t-elle. Ma mère
était Dame Doris Loredano. Comme vous, je ne suis pas mariée.
J’articulai un début de phrase outrageusement osé,
puis hésitai... avant de confier finalement :
— Je ne puis me décider à regretter cet état de
choses.
Elle sembla surprise de mon audace, mais pas si
scandalisée, aussi poursuivis-je :
— Damìna Donata,
pensez-vous que si j’envoyais à votre père d’acceptables sensalì, il
consentirait à m’accorder un entretien dans votre résidence familiale ?
Nous pourrions parler de votre défunte maman... du bon vieux temps...
Elle redressa la tête et me considéra pendant un
moment. Puis elle répondit franchement, sans malice, comme sa mère l’aurait
fait :
— Le célèbre et si estimé Marco Polo est sûr
d’être partout le bienvenu. Si vos sensalì viennent demander à parler à
maître Lorenzo Loredano dans cet atelier de la Merceria...
Les sensalì sont des intermédiaires dans les
affaires ou des entremetteurs matrimoniaux. Ce fut un représentant de la
seconde catégorie que j’envoyai, en la
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