Marco Polo
nobles qui
n’avaient pas assumé avec assez de conviction leurs obligations militaires –,
soit des professionnels de la guerre. Les dilettanti étaient dénués de
conversation et passaient leur temps à se plaindre et à évoquer leurs fêtes,
leurs salles de bal et leurs partenaires de danse. Les officiers, eux, avaient
au moins quelques histoires à raconter. Mais elles finissaient vite par se
ressembler, et toutes leurs autres conversations tournaient autour des grades,
des promotions et de l’avancement, ou déploraient la façon dont ils étaient mal
jugés par leurs supérieurs. Je crus comprendre que la quasi-totalité des
militaires de la Chrétienté étaient cantonnés à un grade subalterne, à au moins
deux rangs de celui qu’ils devraient occuper.
Si je n’avais rien à espérer apprendre en prison,
peut-être pouvais-je ambitionner d’instruire, ou à défaut de distraire un peu
les autres. Aussi, dès que l’ennui des conversations menaçait de devenir
lancinant, je pouvais aventurer une remarque :
— En parlant de galons [42] , messieurs,
il existe dans les jungles de Champa une bête appelée tigre qui possède des
bandes sur tout le corps. Curieusement, on n’en trouve pas deux à avoir les
mêmes. Les natifs de Champa sont capables de reconnaître un tigre à la seule
forme de ses rayures. Ils appellent l’animal « seigneur tigre » et
assurent qu’en buvant une décoction faite à partir de ses globes oculaires, on
peut acquérir la stupéfiante capacité d’apercevoir le seigneur tigre avant
qu’il ne vous voie et deviner s’il s’agit d’un mangeur d’hommes ou d’un
prédateur d’animaux inférieurs.
Parfois encore, un de nos geôliers nous apportait nos
repas dans des plats en fer-blanc. Ceux-ci étant aussi nauséabonds qu’à
l’ordinaire, il se trouvait assailli d’une bordée de nos sarcasmes habituels.
Aussi, lorsqu’il se plaignit de la pénible bande que nous formions en
regrettant de ne pas s’être porté volontaire pour un autre poste, je lui fis
observer :
— Estime-toi heureux, Génois, de ne pas servir en
Inde. Là-bas, quand les domestiques m’apportaient mon dîner, ils devaient
pénétrer dans la salle à manger en rampant, tout en poussant le plateau devant
eux.
Au début, mes contributions non sollicitées à ces
conversations de chambrée m’attirèrent tout au plus des regards incrédules.
Comme le jour où deux vrais gentilshommes discutaient, dans leur langage fleuri
et ampoulé, des mérites comparés de leurs tendres dames, dont ils allaient
pouvoir retrouver, en rentrant, les charmes et les vertus. Je les refroidis
quelque peu en leur demandant soudain d’un air dégagé :
— Avez-vous déjà déterminé, messieurs, si vos
demoiselles étaient des femmes d’hiver ou des femmes d’été ?
Devant leurs regards vides d’expression, j’entrepris
de leur expliquer tranquillement :
— Les hommes de la race Han, en Orient, disent
qu’une femme dont l’ouverture intime est située plutôt sur l’avant de son mont
de Vénus est plus adaptée aux froides nuits de l’hiver, parce qu’elle et vous
pouvez plus aisément vous entrelacer au moment où s’effectue la pénétration. En
revanche, une femme dont l’orifice est situé plus loin vers l’arrière, entre
ses jambes, est meilleure en été. Elle peut s’asseoir sur vos genoux dans un
frais et venteux pavillon d’extérieur, tandis que vous la pénétrez
par-derrière.
Les deux gentilshommes avaient ensemble reculé,
pétrifiés d’horreur, mais d’autres moins bégueules étaient revenus à la charge,
fort désireux d’entendre de nouvelles révélations de ce genre. Le temps vint
assez vite où, dès que j’ouvrais la bouche, je me retrouvais avec plus
d’auditeurs que n’importe quel spécialiste des bonnes manières dans une salle
de bal ou que l’amateur le plus ferré en stratégie navale de combat. Tous,
alors, m’écoutaient avidement. Et il n’y avait pas que mes camarades vénitiens
à venir ainsi s’agglutiner autour moi, mais aussi les surveillants et les
gardes génois, les Frères de Justice en visite, ou encore des Pisans, des
Corses et des Padouans faits prisonniers par les Génois au cours d’autres
batailles. Un jour, je fus approché par l’un d’eux qui me dit :
— Messire Marco, je suis Luigi Rustichello,
originaire de Pise...
Et tu te présentas comme un écrivaillon, un fabuliste,
un romancier, tu me demandas la
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