Marco Polo
chuan qui
transportait Dame Kukachin... Avoir l’air de commander, être habillé le plus
martialement du monde, donner l’impression d’être bien renseigné et rester en
dehors du chemin du comito, seul véritable maître du vaisseau, ainsi que
des hommes d’équipage à ses ordres.
Je ne chercherai pas à affirmer que j’aurais fait
mieux si j’avais été en charge du commandement (de la galeazza ou
de la flotte tout entière), mais j’aurais difficilement pu faire pire. Nous
descendîmes l’Adriatique et, près de l’île de Curzola, au large de la côte
dalmate, nous rencontrâmes une escadre de vaisseaux génois qui portaient le
drapeau de leur grand amiral Doria... qui nous démontra en quoi il était grand.
Notre flotte, cela se voyait de loin, était supérieure en nombre à celle de l’adversaire,
et notre amiral, Dandolo, ordonna une attaque frontale immédiate. Doria
sacrifia neuf ou dix de ses navires, qu’il laissa délibérément mettre hors
d’usage, offrande destinée à laisser nos bateaux s’enferrer dans les siens. Nos
galères étaient désormais très proches, dans un amas inextricable, quand
soudain surgirent de nulle part – ou plutôt de derrière l’îlot de Peljesac où
ils se tenaient dissimulés – dix ou quinze vaisseaux de guerre génois de
plus. La bataille, qui dura deux jours, fit de nombreux blessés et tués des
deux côtés, mais la victoire revint à Doria car, au coucher de soleil du second
jour, les Génois avaient pris toute notre escadre et capturé quelque sept mille
Vénitiens, dont je faisais partie, emmenés comme prisonniers de guerre.
La Doge Particiaco, comme toutes les autres
galères vénitiennes, fut acheminée – toujours par ses prisonniers de guerre,
mais sous le commandement d’un comito génois – sous la botte italienne,
puis elle remonta vers les mers Tyrrhénienne et Ligurienne jusqu’à Gênes.
Depuis l’eau, elle ne paraissait pas être une ville si horrible où se trouver
enfermé, avec ses palazzi semblables à des gâteaux fourrés faits d’une
alternance de marbre noir et de marbre blanc, entassés le long des pentes
depuis le port. Mais quand nous fumes conduits à l’intérieur, nous la trouvâmes
largement inférieure à Venise : des rues et des allées resserrées, des
petites places sales, sans canaux pour évacuer les déchets.
J’ignore où l’on emprisonna les marins ordinaires,
rameurs, archers et autres balestrieri [41] mais, si la tradition fut observée, ils durent finir la guerre dans la
misère et les privations, dans des conditions sordides. Les officiers et les
gentilshommes en armes comme moi furent considérablement mieux traités. Nous
fumes mis aux arrêts dans le palazzo abandonné et laissé en ruine d’un
ordre religieux éteint, sur la piazza des Cinq-Lanternes. Le bâtiment
était à peine meublé, très froid et humide (je n’ai cessé de souffrir depuis
d’élancements du dos dès que le temps se rafraîchit), mais nos geôliers étaient
courtois et nous nourrissaient correctement. On nous permettait même de passer
de l’argent aux visiteurs de la Fraternité de Justice afin qu’ils nous
fournissent de quoi améliorer notre ordinaire. C’était une réclusion beaucoup
plus supportable que celle que j’avais endurée dans la prison du Volcan de ma
Venise natale. Malgré tout, nos ravisseurs nous annoncèrent qu’ils rompraient
avec la tradition sur un point. Ils n’autoriseraient pas le remplacement des
prisonniers par un membre de sa famille, arguant qu’ils n’avaient rien à gagner
à procéder de la sorte, si c’était pour retomber ensuite sur les mêmes
officiers un peu plus tard, autour d’une autre zone maritime contestée. Chacun resterait
donc enfermé jusqu’à la fin du conflit.
Je n’avais pas perdu la vie en partant à la guerre,
mais il semblait que je dusse malgré tout y laisser un substantiel morceau.
J’avais passé des mois et des années à arpenter avec insouciance d’interminables
déserts stériles ou des pentes de montagnes enneigées, mais au moins j’avais
vécu durant ces voyages dans un air salubre, apprenant sans doute pas mal de
choses en cours de route. Il n’y avait guère à apprendre, en revanche, dans le
languissant confinement d’une geôle. Je ne disposais plus, alors, d’un Mordecai
Cartafilo comme compagnon de cellule.
Pour autant que je puisse le savoir, mes compagnons de
captivité étaient soit des dilettanti comme moi – des
Weitere Kostenlose Bücher