Marco Polo
Fiordelisa.
Toutes donnèrent lieu à une telle pompe, avec toute la ville réunie en une
cohue attristée, qu’elles faillirent en éclipser celles du doge Gradenigo,
décédé lui aussi à peu de temps de là. À la même époque, nous autres Vénitiens
fumes frappés d’horreur lorsque le Français qui venait de devenir le pape
Clément V déplaça péremptoirement le siège pontifical de Rome en Avignon, dans
sa France natale, de façon que Sa Sainteté puisse demeurer plus près de sa
maîtresse, laquelle, épouse du comte du Périgord, ne pouvait décemment aller
lui rendre visite dans la Cité éternelle. Nous aurions sans doute considéré
cela comme une aberration temporaire, typique d’un Français, si, il y a
maintenant trois ans, Clément n’avait pas été remplacé au trône par un autre
Français, Jean XXII, lequel sembla désirer que le trône papal demeurât en
Avignon. Mes correspondants ne m’ont pas tenu informé de ce que l’on pensait de
ce sacrilège dans le reste de la Chrétienté, mais à en juger par la tempête que
cela déclencha ici, à Venise (où l’on a même un temps songé, proposition
absurde s’il en fut, faire allégeance à l’Eglise grecque), je gagerais
volontiers que le pauvre saint Pierre enrage, au fond de ses romaines
catacombes.
Le doge qui succéda à Gradenigo le suivit tout aussi
vite dans la tombe. L’actuel titulaire, le doge Zuàne Soranzo, est plus jeune
et devrait nous accompagner un moment. Il a lui aussi innové, à maints égards,
en instaurant entre autres une course annuelle de gondoles et de batèli sur
le Grand Canal, qu’il a baptisée la Regata. Durant ces quatre dernières années,
la Regata est devenue sans cesse plus vivante, plus populaire et plus colorée.
C’est à présent une fête qui dure la journée entière, avec des courses à une
rame, à deux rames, certains bateaux étant même mus par des femmes, et les prix
dont la compétition est dotée, somptueux, sont de fait fort prisés. On peut
dire qu’elle compte chaque année comme le spectacle le plus attendu, hormis
celui des Fiançailles avec la Mer.
Le doge Soranzo me demanda d’assumer une nouvelle
fonction civique et d’être un des proveditori de l’Arsenal, poste que
j’occupe encore actuellement. C’est une tâche purement honorifique, un peu
comme celle de supracomito d’un bateau de guerre, mais je ne m’en rends
pas moins scrupuleusement de temps à autre à cette extrémité de l’île et fais
semblant d’y superviser le chantier naval. J’aime me sentir, là-bas, dans
l’éternel arôme du tangage bouillonnant, à regarder une galère prendre vie dans
un coin de la cour sous la forme d’une simple quille de bois... puis prendre
forme en avançant le long des divers ateliers, d’un groupe de travailleurs à
l’autre. Peu à peu elle gagne ses membrures et ses bordages. Toujours en lente
progression, elle passe près des réserves où des ouvriers placés de part et
d’autre de sa coque, s’emploient à la garnir de tous les éléments nécessaires,
des cordages aux voiles de rechange et de l’armement aux provisions de base.
D’autres arsenaloti, dans le même temps, poursuivent un peu plus loin la
préparation du pont, de l’accastillage et des ouvrages supérieurs. Puis la
galère est lancée sur le bassin de l’Arsenal, prête à être mise aux enchères et
acquise par son nouveau propriétaire, lequel fera plonger les rames et
déploiera ses voiles pour un premier grand départ... Poignant spectacle pour
qui ne voyagera plus.
Je ne repartirai plus au loin maintenant. Ni nulle
part. Je suis toujours estimé à Venise, mais comme une sorte d’institution,
sans le lustre de la nouveauté, et nul gamin ne caracole plus derrière moi dans
les rues. Un visiteur étranger, originaire d’un pays où vient d’être publié le Devisement
du Monde, arrive bien encore parfois pour chercher à me rencontrer, mais
mes camarades vénitiens, fatigués du récit de mes souvenirs, ne me remercient
guère des idées que j’ai pu rapporter de terres lointaines.
Il y a peu, sur l’Arsenal, le chef de chantier a
failli voir rouge quand j’ai expliqué comment les marins han parvenaient à
guider leurs massifs chuan à l’aide d’une rame centrale tel un
gouvernail articulé, beaucoup plus prestement que les timoniers de nos plus
frêles galeazza avec leurs doubles rangées de rames de chaque côté. Il a
écouté patiemment mon discours, mais s’est
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