Marco Polo
ce soir. Je suggère donc que
vous le mettiez sur le marché dans cet état. Oui, je sais ce que vous allez
m’objecter : s’il est frais, il ne pourra se conserver longtemps. Mais je
l’ai vu transporter ainsi dans le nord de Kithai, et votre climat n’est pas
très différent. Peut-être auriez-vous intérêt à envisager leur méthode, quitte
à l’adapter. L’été, sur la côte septentrionale de Kithai, ne dure que trois
mois. Aussi les pêcheurs exploitent-ils intensément lacs et rivières durant ce
bref épisode jusqu’à se retrouver avec bien plus de poisson qu’ils n’en
sauraient vendre. Ils les conservent en vie dans de profonds réservoirs emplis
d’eau jusqu’à la période hivernale. Quand leur eau a gelé, ils brisent la glace
qui s’est formée pour en extraire un à un les poissons solidifiés. Après les
avoir enveloppés telles des bûches de bois et mis en paquets sur des ânes de
bât, ils les envoient dans leurs cités où les gens riches paient des fortunes
pour ce mets délicat. Croyez-m’en, une fois dégelés et cuits, ces poissons sont
d’une fraîcheur telle qu’on croirait les savourer tout juste sortis de l’eau.
Il n’était pas rare que ce genre de remarque incitât
deux ou trois des plus ambitieux marchands à faire passer par un serviteur un
message urgent sur leur lieu de travail. Un mot qui, je suppose, devait
ressembler à : « Essayons l’idée farfelue de cet homme. » Mais
les marchands eux-mêmes restaient assis en notre compagnie, car dès que les
dames s’étaient isolées pour papoter entre elles, je les régalais de récits
plus piquants :
— Mon médecin de voyage personnel, le docteur
Abano, a beau rester sceptique à ce propos, j’ai rapporté de Kithai, messieurs,
une prescription qui prolonge la durée de la vie et que j’aimerais partager
avec vous. Les taoïstes Han ont la ferme conviction que les exhalaisons de
toute chose contiennent des particules si fines qu’elles demeurent invisibles,
mais n’en provoquent pas moins de puissants effets. Pensez par exemple au
parfum de la rose, qui nous rend si affables pour peu que nous le respirions.
Ou à l’arôme d’un bon rôti qui nous fait saliver. De la même façon, les
taoïstes pensent que l’air qu’exhalent les jeunes filles de leurs poumons est
chargé de particules de leur corps jeune et frais ; une fois rejeté, il
imprègne l’air ambiant de ses qualités tonifiantes. De là cette recommandation
fort simple : si vous souhaitez vivre longtemps, entourez-vous de ces
jeunes pousses vivaces. Restez-en proches et arrangez-vous pour en inhaler les
douces exhalaisons. Elles bonifieront grandement votre sang, vos humeurs et
tous vos liquides. Elles fortifieront votre santé et prolongeront d’autant
votre vie. Il va sans dire que si vous deviez dans le même temps trouver un
autre emploi à ces délicieuses jeunes vierges...
Gros rires gras, aussi lourds que prolongés, et un
vieux Flamand, frappant d’un poing osseux son genou décharné, s’écria
bruyamment :
— Au diable ce qu’en pense votre médecin
personnel, mynheer Polo ! Je trouve qu’il s’agit là, moi, d’une
sacrée bonne recette ! Je me mettrais aux jeunes filles à l’instant, qu’on
me damne si ce n’est pas vrai, mais je crains fort que ma vieille bique
d’épouse n’y trouve à redire.
Redoublement général d’hilarité, que je dominai en
ponctuant :
— Pas si vous savez vous y prendre, messire, car
la recette pour femmes mûres, c’est bien sûr les jeunes gens !
Explosion réitérée de rires pâmés, tandis que de
turbulentes saillies, mêlées de plaisanteries un peu lestes, se succédaient
autour du choc des pichets brandis, remplis de la robuste ale flamande.
Bien souvent, la soirée finie, quand nous quittions cette joyeuse compagnie, je
n’étais que trop heureux d’être ramené chez moi dans le palanquin consulaire.
Ayant moins à faire durant la journée, et Donata étant
alors occupée auprès de ses filles, je travaillais à un projet qui me semblait
devoir bénéficier au commerce en général et à Venise en particulier. J’avais
décidé d’instaurer en Occident un système que j’avais trouvé éminemment utile
en Orient. Je lançai un réseau de relais de poste, à l’imitation de celui que
j’avais vu diriger par le ministre des Routes et des Rivières du khan Kubilaï.
Cela prit bien évidemment du temps. N’ayant sur ces terres aucune parcelle
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