Marco Polo
ensuite éloigné en grommelant bien
fort au sujet de ces « dilettantes irrespectueux de la tradition ».
Un mois plus tard, pourtant, j’ai vu une nouvelle galère descendre les rails
inclinés, qui n’avait pas tout à fait l’aspect habituel. Au lieu d’être équipée
de son usuelle voile latine triangulaire, elle était gréée de lourdes toiles
portantes carrées, à la façon des cogges flamandes, et garnie d’une seule rame
de gouvernail centrale. On ne m’a pas invité à ce voyage inaugural, mais la
galère a dû donner satisfaction car on n’a cessé de reprendre et de perfectionner
depuis ce dessin révolutionnaire.
Il n’y a pas si longtemps, j’étais convié à dîner au palazzo du doge Soranzo, et, durant le repas, un groupe de musiciens nous
accompagnait en sourdine, du haut d’une galerie. Lors d’une pause dans la
conversation, je racontai d’un ton léger, m’adressant à l’ensemble de la
tablée :
— Un soir, dans le palais de Pagan, la capitale
de la région d’Ava, au pays de Champa, l’orchestre qui jouait pour nous au
cours du repas était entièrement constitué de musiciens aveugles. Je demandai
au majordome si les aveugles de ce pays, compte tenu de leur invalidité, se
repliaient sur ce métier plus pratique à exercer pour eux. « Non, u
Polo. Si un enfant montre des dons précoces pour la musique, ce sont ses
parents qui délibérément le rendent aveugle, de façon que son ouïe s’affine et
qu’il ne concentre plus son énergie que sur la musique. Ayant ainsi
perfectionné son talent, il aura de meilleures chances de se voir accorder un
jour une place en tant que musicien du palais. »
Ce fut un silence général. Puis la dogaresse me fit
remarquer d’un ton cassant :
— Je ne trouve pas cette histoire
particulièrement bien choisie pour une table de dîner, messire Marco.
Je n’ai plus été réinvité là-bas depuis.
Lorsqu’un jeune homme nommé Bragadino, qui joue depuis
quelque temps le cascamorto [51] auprès de ma fille aînée Fantina, se prodiguant abondamment sous ses
regards languissants et ses soupirs venus du cœur, a fini par prendre son
courage à deux mains pour venir me demander s’il pouvait entamer les démarches
d’une cour en règle, j’ai tenté de le mettre à l’aise en lui racontant,
jovial :
— Tout cela me rappelle, jeune Bragadino, ce qui
s’est passé une fois à Khanbalik, il y a bien longtemps. Un homme accusé de
battre sa femme avait été traduit devant le Cheng (la cour de justice). La
Langue de ce Cheng lui demanda s’il avait une bonne raison pour expliquer son
geste. Le pauvre diable raconta qu’il battait sa femme parce qu’elle avait
étouffé leur fille alors qu’elle était encore tout bébé, juste après sa
naissance. On demanda à la femme si elle avait quelque chose à dire, et elle
cria : « Ce n’était qu’une fille, nobles seigneurs ! Ce n’est
pas un crime, tout de même, de se débarrasser d’une fille lorsqu’on en a trop.
Et puis, cela remonte à quinze ans, déjà. » La Langue interrogea alors le
mari : « Homme, pourquoi bats-tu ta femme seulement maintenant ? » Ce dernier répondit : « Certes, il y a quinze ans, mes seigneurs,
cela n’importait guère. Mais tout récemment, une plaie étrange, qui ne touche
que les femmes, a ravagé la région et emporté presque toutes les jeunes filles.
Les fiancées sont donc à présent très recherchées, et les rares disponibles
valent le prix d’une princesse ! »
Après un temps de latence, le jeune Bragadino
s’éclaircit la gorge et s’enquit :
— Euh... est-ce là tout, messire ?
— C’est tout, confirmai-je. Je ne sais plus
comment le Cheng a statué dans cette affaire.
Quand le jeune Bragadino fut reparti, apparemment un
peu désorienté et secouant la tête, ma femme et Fantina firent irruption comme
des furies dans la pièce et se mirent à m’admonester :
— Papa, qu’est-ce que tu as fait ? Gramo
mi ! Tu viens de gâcher mon meilleur espoir de mariage ! Je vais
rester zitella, vieille fille, esseulée et méprisée pour le restant de
mes jours ! Je mourrai avec ma bague de fiançailles ! Qu’est-ce que
tu as fait ?
— Marcolfo vechio [52] ! dit à son tour Donata dans le mémorable
style de sa mère. Comme s’il n’y avait pas assez de filles dans cette
maison ! Crois-tu malin de décourager le premier prétendant qui se
présente ?
Elle n’épargna pas non plus
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