Marco Polo
il
balbutia :
— Pardon ? Mais de quoi parlez-vous, à
présent ?
— Vous vous moquez de leur façon de regarder,
j’ai bien compris. Des taches sur le soleil, mais tiens donc... Cela dit, ce
n’est pas leur faute s’ils sont ainsi faits, obligés d’observer le monde à
travers des paupières mi-closes. Allez vous étonner que, dans ces conditions,
ils aient l’impression d’avoir des taches devant les yeux ! Mais enfin,
elle est tout de même bien bonne, maître Jamal, je l’admets...
Et saluant à la mode persane, toujours secoué de rire,
je pris congé.
Le Maître des Jardins et le Maître Potier du palais,
tous deux également Han, avaient sous leurs ordres des légions de jeunes
apprentis de leur race. Aussi, dès que j’eus affaire à eux, je fus confronté à
un spectacle typiquement han : marqué du sceau de l’ingéniosité mais
teinté d’inconséquence. En Orient, on relègue ces tâches à des subalternes qui
n’ont pas peur de se salir les mains et non à des intellectuels dont les
facultés pourraient être mieux employées. Mais le Maître des Jardins, tout
comme le Maître Potier, semblaient aussi fiers de consacrer leur astuce et leur
inventivité à du fumier et à de la glaise que de former une nouvelle génération
à une vie de travail semblable à la leur, dévolue à cette besogne manuelle
aussi servile que boueuse.
L’atelier du Maître des Jardins était une vaste serre
entièrement couverte de vitres de mica. Assis de part et d’autre de longues
tables, les nombreux apprentis étaient penchés sur des boîtes remplies de ce
qui ressemblait à des bulbes de crocus auxquels ils faisaient je ne sais quoi à
l’aide de couteaux minuscules.
— Ce sont des bulbes de lilas céleste que l’on
prépare à être plantés, expliqua l’homme de l’art.
Lorsque je le vis plus tard fleurir, je reconnus ce
que nous appelons en Occident le narcisse. Il saisit l’une des gousses entre
ses doigts et, me la brandissant sous le nez, précisa :
— En effectuant sur chaque bulbe deux minutieuses
incisions, nous induisons une croissance de la plante qui lui donnera la forme
que nous préférons. Deux tiges vont en germer, qui pousseront séparément,
chacune de son côté. Dès que des feuilles commenceront à en sortir, nous les
recourberons à nouveau vers l’intérieur. Ainsi ces jolies plantes, lorsqu’elles
fleuriront, auront l’air de se tendre mutuellement les bras comme pour
s’enlacer. À la beauté de la fleur nous ajoutons la grâce des lignes.
— C’est un art remarquable, murmurai-je, me
gardant de souligner qu’on employait là beaucoup de monde pour une tâche qui me
paraissait secondaire.
Le quartier général du Maître Potier, tout aussi
vaste, s’étendait dans des caves situées juste en dessous, éclairées par des
lampes. Ce que l’on produisait dans cet atelier, loin d’être de la simple
vaisselle de table, s’apparentait davantage à un art de la céramique des plus
raffiné. Il me montra ses boîtes de différentes qualités d’argile, ses roues de
potier, ses fours, ses jarres de couleurs et de vernis dont la composition
était, me confia-t-il, « un secret bien gardé ». Puis il me mena vers
une table à laquelle travaillaient plusieurs douzaines d’apprentis. Chacun
avait devant lui l’ébauche déjà bien avancée d’un vase de porcelaine,
d’élégantes masses au corps bulbeux et au long cou élancé, mais encore de la
grossière couleur de la glaise. Ils étaient en train de les peindre avant la
mise au four.
— Pourquoi les pinceaux de ces garçons sont-ils
tous cassés ? relevai-je, intrigué, les voyant manier de fines brosses au
manche étrangement tordu.
— Ils ne sont pas cassés, précisa le Maître
Potier. Ces pinceaux sont coudés car les apprentis s’en servent pour peindre
des motifs qui représentent des fleurs, des oiseaux ou des roseaux, à
l’instinct, en se laissant aller à leur inspiration, à l’intérieur même
des poteries. Quand l’article sera achevé, sa décoration ne deviendra visible
que lorsqu’il sera placé à proximité d’une source lumineuse. Alors,
délicatement, comme dans un léger brouillard, la fine porcelaine laissera
découvrir une image de couleur.
Il me conduisit près d’une autre table et
m’expliqua :
— Ceux-ci sont des néophytes, encore absorbés
dans la première phase de l’apprentissage de leur art.
— Quel art ? demandai-je. Ils jouent avec
des
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