Marco Polo
leurs meubles sont en revanche envahis par cette perpétuelle
poussière jaune soufflée depuis les déserts de l’Ouest. Image des saisons et du
temps, Khanbalik n’était jamais figée. C’était une ville changeante, variée,
stimulante, jamais écœurante d’uniformité. Ainsi, derrière les splendeurs que
j’ai dépeintes, se dressaient des éléments autrement plus sombres. Le
magnifique palais du khan abritait les inquiétantes caves du Caresseur. Les
somptueuses robes que portaient nobles et courtisans habillaient parfois des
hommes aux ambitions mesquines et aux sombres desseins. Mes deux jolies
servantes elles-mêmes étaient parfois sujettes à d’étonnantes sautes d’humeur.
Et dès que l’on sortait du palais pour parcourir rues et marchés, on n’y
rencontrait pas, loin s’en faut, que de prospères marchands et d’opulents
acheteurs. Il y avait de petites gens, de pauvres diables affreusement
misérables. Je me revois devant l’étal d’un petit marchand dont quelqu’un
m’avait traduit la pancarte : « Crevette des forêts, chevreuil des
greniers, anguille des buissons. » Les nourritures qu’il proposait à la
vente n’étaient en fait que des sauterelles, du rat et des tripes de serpent.
6
Durant de nombreux mois, mes journées de travail
consistèrent à établir un dialogue et à poser de très respectueuses questions à
la nombreuse troupe des ministres, administrateurs, comptables et courtisans du
khan, à tous ceux qui avaient une quelconque responsabilité dans le
fonctionnement sans heurts de l’Empire mongol, mais aussi du pays de Kithai, de
cette cité de Khanbalik et de la cour du palais où nous nous trouvions. La
plupart du temps, c’était Chingkim qui me les présentait, mais il devait aussi
accomplir sa tâche de wang de Khanbalik, aussi nous laissait-il ensuite
arranger seuls, à notre convenance, les modalités de nos rencontres futures.
Certains de ces officiels, y compris des seigneurs très haut placés,
accordaient le plus grand intérêt à mes demandes concernant le fonctionnement
des services dont ils avaient la charge. D’autres, au contraire, parmi lesquels
d’obscurs intendants placés à un niveau insignifiant dans la hiérarchie du
palais, me considéraient comme un domestique et ne me répondaient qu’à
contrecœur. Mais tous, c’était un ordre du khakhan, eurent obligation de me
recevoir. Aussi ne négligeai-je personne et ne laissai-je nulle latitude, y
compris aux plus récalcitrants, de s’esquiver par des réponses évasives ou
exagérément simplifiées. Je dois admettre, cependant, que certains d’entre eux
me semblèrent bien plus intéressants que d’autres et que je passai en leur
compagnie davantage de temps.
Mon entretien avec le Mathématicien de la Cour fut par
exemple particulièrement bref. Je n’avais jamais été brillant en arithmétique,
comme aurait pu en attester mon vieux professeur, le frère Évariste. Bien que
maître Lin-ngan se montrât plutôt amical à mon égard (il avait été, on s’en
souvient, le premier personnage de la cour que j’avais rencontré lors de mon
arrivée) et qu’il fut en même temps très fier de ses fonctions et impatient de
les détailler, je crains que mes réponses ne l’aient rapidement refroidi. Nous
n’allâmes guère plus loin, en fait, que l’exposé qu’il me fit sur un instrument
de navigation maritime typique de Kithai, le nan-zhen.
— Ah, je vois, fis-je. L’aiguille indiquant le
nord... Les capitaines des vaisseaux vénitiens possèdent, eux aussi, cet
instrument. Nous l’appelons la boussole.
— Nous lui donnons un nom différent, puisqu’il
s’agit chez nous d’un « chariot orienté au sud ». Je crains qu’il ne
puisse en rien être comparé à vos rustiques objets occidentaux. Vous continuez
en effet, en Occident, à dépendre d’un cercle divisé en seulement trois cent
soixante degrés. Ce n’est là qu’une approximation peu commode, à laquelle sont
laborieusement parvenus vos ancêtres qui ont déjà tant peiné à mettre au clair
le nombre de jours d’une année. La véritable mesure de l’année solaire, nous la
maîtrisons, nous autres Han, depuis plus de trois mille ans. Vous noterez que
notre cercle est pour sa part fractionné en trois cent soixante-cinq
graduations et un quart de degré.
Je constatai qu’il avait raison. Et après avoir passé
un moment à regarder l’instrument sans piper mot, je m’aventurai
Weitere Kostenlose Bücher