Marco Polo
leur faire mépriser et détester tous ceux qui ont embrassé une
autre croyance. De toutes les religions qui se propagent aujourd’hui, seul le
bouddhisme pratique la tolérance à l’égard des autres. Je ne tiens pas pour ma
part à imposer une religion, mais j’envisage sérieusement de prononcer un édit
visant à se débarrasser des prêcheurs. Mon oukase stipulerait que tout
le temps actuellement employé par ces derniers à célébrer de petits rituels
minables, à déclamer des rodomontades, des prières, à évangéliser ou à méditer
devra être consacré à s’armer d’une tapette à mouches et à les écraser. Que
penses-tu de cela, Marco Polo ? Ils feraient infiniment plus qu’ils ne font
pour le monde actuellement, en le rendant plus agréable à vivre.
— Je pense, Sire, que les prêcheurs se
préoccupent surtout du monde à venir.
— Eh bien ? Améliorer celui-ci leur vaudrait
une bien plus haute réputation dans le prochain. Kithai est à la fois envahie
de mouches et d’hommes de foi autoproclamés. Je ne puis abolir les mouches d’un
simple oukase. Ne jugerais-tu pas comme moi que l’éradication des mouches par
les saints hommes pourrait être une bonne chose ?
— J’ai déjà eu l’occasion de constater, Sire,
qu’une vaste proportion des hommes étaient mal employés.
— La plupart des hommes le sont,
Marco ! appuya-t-il avec énergie. L’essentiel ne produit aucun travail
digne de ce que j’appelle un homme. Dans mon esprit, seuls les guerriers, les
laboureurs, les explorateurs, les artisans, les artistes, les cuisiniers et les
médecins sont estimables. Ils créent, découvrent, fabriquent ou préservent. Le
reste de l’espèce humaine n’est qu’un immense ramassis de charognards et de
parasites qui vivent aux crochets des précédents. Qu’il s’agisse des
fonctionnaires du gouvernement ou des conseillers, hommes d’affaires,
astrologues, changeurs d’argent, intendants, scribes et autres prêtres ou
employés, ceux-là ne font que s’agiter et appellent cela de l’action. Ils ne
font rien d’autre que manier des idées en général peu consistantes ou
n’existent que pour proférer des commentaires, des avis ou des critiques sur
les faits et gestes des premiers, pourtant bien plus efficaces qu’eux.
Il marqua une pause, fronça les sourcils, puis cracha
presque la suite :
— Vakh ! Que
suis-je moi-même, depuis que je suis descendu de mon cheval ? Je ne porte
plus de lance, rien qu’un sceau yin destiné à approuver ou à
désapprouver. En toute honnêteté, je devrais m’inclure moi-même dans la longue
liste de ces hommes affairés qui ne font rien. Vakh !
En cela, bien sûr, il se trompait du tout au tout.
Je n’étais certes pas un expert en monarques, mais
j’avais décidé, dès ma première lecture du fameux Roman d’Alexandre, de
considérer le grand conquérant comme la quintessence du souverain idéal. Et des
quelques-uns que j’avais rencontrés depuis au naturel, je m’étais fait une
certaine opinion : Edouard, devenu depuis roi d’Angleterre, ne m’était
apparu que comme un bon soldat qui s’amusait consciencieusement à jouer au
prince ; le gouverneur d’Arménie Hampig n’était qu’un pathétique
misérable ; le shah de Perse Zaman, brillant damoiseau affublé d’oripeaux
royaux, rien de plus qu’un pauvre mari dominé par sa femme ; quant à
l’ilkhan Kaidu, il ne prétendait pas lui-même être autre chose qu’un seigneur
de guerre barbare. Seul le dernier, le khakhan Kubilaï, pouvait rivaliser avec
mon idéal.
Il n’était pas aussi beau que le portrait d’Alexandre
tel que dessiné dans les enluminures, ni aussi jeune. Le khakhan avait presque
le double de l’âge d’Alexandre à sa mort. En revanche, il régnait sur un empire
grand comme trois fois celui d’Alexandre. À d’autres égards, Kubilaï n’était
pas très éloigné de ma vision idyllique. J’avais certes appris à considérer
avec un respect mêlé d’effroi son pouvoir tyrannique et son penchant pour les
jugements les plus imprévus, péremptoires et aussi déments qu’irrévocables –
chacun de ses décrets publiés s’achevait par la terrible formule : « Ainsi
a parlé le khakhan ; tremblez, misérables, et obéissez ! » Mais
il faut admettre que ce pouvoir sans limites ainsi que l’impétueux exercice
qu’il en faisait n’étaient, après tout, que les caractéristiques légitimes d’un
monarque
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