Marco Polo
lors
d’une calamité, Kubilaï et ses successeurs s’avèrent pour leur part durs,
insensibles et sans pitié ?
— Alors, il nous faudra réécrire cela de nouveau,
de façon que les gouvernants antérieurs semblent avoir le cœur encore beaucoup plus dur. J’ai l’impression que vous commencez à entrevoir l’ampleur de ma
tâche et la diligence, le soin et la créativité qu’il faut y consacrer. Ce
n’est certes pas le travail d’un fainéant, ni celui d’un demeuré.
L’histoire est loin de n’être, comme la tenue du
journal de bord d’un navire, qu’un relevé quotidien des événements. C’est un
processus fluide ; le travail de l’historien est un perpétuel
recommencement.
— Bon, les faits passés peuvent être restitués de
telle ou telle façon, je vous le concède. Mais qu’en est-il de ceux qui se
produisent en ce moment ? Par exemple, le fait qu’en l’an mille deux cent
soixante-quinze de Notre Seigneur, Marco Polo soit arrivé à Khanbalik ;
c’est peu de chose, mais que voulez-vous dire de plus ?
— C’est en effet peu de chose, souligna le
ministre en souriant complaisamment, aussi n’est-il pas appelé du tout à être
mentionné dans l’Histoire. Cependant, le fait pourrait ultérieurement devenir
significatif. Aussi ai-je pris note de cet événement, si indifférent qu’il
puisse sembler, en attendant de le verser éventuellement aux archives comme
regrettable ou, au contraire, béni.
Il revint vers son écritoire, ouvrit un large registre
de cuir et feuilleta les papiers qui s’y trouvaient. Il en saisit un et le lut
à voix haute :
— À l’heure de Xu, le sixième jour du septième
mois de l’année du Sanglier, soit en l’an trois mille neuf cent soixante-treize
du calendrier han, revinrent de la cité occidentale de Wei-ni-si dans la
cité du khan les deux étrangers, Po-lo Ni-klo et Po-lo Ma-tyo, en
amenant avec eux un troisième plus jeune, Po-lo Mah-ko. Reste bien sûr à
déterminer si ce jeune homme, par sa présence, rendra service à Khanbalik (il
me lança de côté un regard malveillant, et je vis qu’il ne lisait plus le
papier) ou s’il constituera au contraire une nuisance, s’imposant avec
impudence aux personnages officiels, interrompant ainsi leur besogne.
— Très bien, très bien, je m’en vais, répondis-je
en souriant. Une dernière question, monsieur le ministre. Si vous pouvez seul
réécrire toute l’Histoire, ne se pourrait-il pas que quelqu’un d’autre en fasse
de même après vous ?
Il parut presque surpris que je lui pose la question.
— Bien sûr que si, concéda-t-il. Et cela
arrivera, sans aucun doute. Lors de l’avènement de la dynastie Chin, son
premier ministre de l’Histoire la reformula entièrement. Après lui, tous les
historiens Chin continuèrent à écrire de façon à présenter leur période comme
un âge d’or. Mais les dynasties naissent et sont aussi appelées à mourir :
celle des Chin ne dura que cent dix-neuf ans. Il se pourrait que cette dynastie
Yuan et tout ce que je suis en train d’accomplir (il engloba du geste la salle
entière emplie de ses scribes) ne dure guère plus que ma propre vie.
Sur ce, je pris le large, résistant à la tentation de
suggérer à ce ministre qu’au lieu de se fatiguer à user ainsi sa science et son
érudition, il aurait mieux fait d’aller aider à empiler les blocs de kara destinés
à édifier la colline dans les jardins du palais. Au moins, celle-ci ne serait
pas démantelée aussi vite par les générations à venir que la pile de mensonges
qu’il était en train de bâtir dans les archives officielles.
Je ne confiai pas directement au khakhan, lors de mon
audience de la semaine, la conclusion qui s’était peu à peu imposée à moi selon
laquelle un grand nombre de gens s’absorbaient en pure perte à un travail
inutile. Lui-même aborda cependant un sujet voisin. Il venait semble-t-il
d’apprendre le grand nombre de saints hommes qui vivaient dans Kithai et en
était fort mécontent.
— Des prêtres ! maugréait-il. Des lamas, et
encore des moines, des nestoriens, des malang, des imams et, par-dessus
le marché, des missionnaires. Tous obnubilés par l’idée de fonder une
communauté de croyants sur le dos desquels s’engraisser. Si encore ils se
contentaient de faire des sermons et de tendre leur sébile de mendiant !
Mais dès qu’ils se sont entourés d’une petite troupe de pauvres dupes, ils
s’évertuent à
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