Marco Polo
bottes bien taillées. Nos trois jeunes servantes pouffèrent et portèrent
d’un geste nerveux la main devant leur bouche, comme le font toutes les jeunes
filles Han lorsqu’elles rient, mais elles se hâtèrent de nous indiquer que, si
elles gloussaient, c’était seulement d’admiration devant notre élégance.
C’est alors qu’arriva notre vénérable guide Han de la
veille – il se présenta cette fois : Lin-ngan, Mathématicien de la Cour –
pour nous conduire hors du pavillon. Dans la lumière du matin, je pus mieux
appréhender les environs. Nous longeâmes arcades et colonnades, passâmes sous
des tonnelles couvertes de treilles, suivîmes des portiques surmontés de toits
en pagode, marchâmes le long de terrasses qui surplombaient des jardins
foisonnants de fleurs, puis sous les hautes arches de ponts qui enjambaient des
bassins couverts de lotus et de minuscules ruisseaux où nageaient des poissons
dorés. Partout, des serviteurs des deux sexes richement habillés, Han pour la
plupart, se hâtaient à leur tâche avec humilité, tandis que des gardes mongols
en grand uniforme, rigides comme des statues, arboraient fièrement des armes
dont ils semblaient bien décidés à faire usage, et que se promenaient au fil
des couloirs de respectables nobles, courtisans drapés dans leur robe avec
dignité et componction, qui ne manquaient pas d’échanger au passage avec notre
guide, Lin-ngan, des signes de tête cérémonieux.
Toutes les allées à ciel ouvert étaient bordées de
balustrades ciselées de motifs alambiqués et juchées sur des piliers aux
sculptures exquises, desquelles pendaient de doux carillons tintinnabulant au
vent et des pompons de soie en passementerie qui bruissaient comme l’auraient
fait les longs crins de la queue des chevaux.
Quant aux passages enclos de murs, que le soleil ne
pouvait donc éclairer, ils baignaient dans la douce lueur de lanternes en mica
coloré aux teintes pastel semblables à de petites lunes, lesquelles, noyées
dans la fumée parfumée des bâtons d’encens, devenaient évanescentes. Un peu
partout se laissaient admirer des objets ornementaux : élégants cadrans
solaires sculptés dans le marbre, délicats paravents laqués, gongs brillamment
décorés d’images de lions, de chevaux, de dragons et d’autres animaux que
j’étais incapable de reconnaître, immenses vases de bronze, de porcelaine ou de
jade qui débordaient de fleurs coupées...
Nous traversâmes en sens inverse la cour qui nous
avait donné accès à la porte du palais lors de notre arrivée la veille au soir.
Celle-ci grouillait toujours de chevaux de selle, d’ânes de bât, de chameaux,
chariots, voitures et palanquins noyés dans une foule disparate. Dans cette nuée,
je captai l’image de deux Mongols qui descendaient de leurs mules, dont les
visages, pourtant perdus au milieu d’une quantité d’autres, me parurent
familiers : ne les avais-je pas déjà vus quelque part ? Nous ayant
conduits un peu plus loin, le vieux Lin-ngan nous mena devant deux imposants
battants de porte abondamment ciselés, dorés, colorés et laqués, orientés plein
sud ; des portes massives, si hautes et si lourdement bardées de clous
décoratifs et autres bossages qu’elles avaient dû être conçues pour se protéger
de géants... ou pour les enfermer. Posant un instant sa main frêle sur l’un des
formidables anneaux de fer forgé sculpté en gueule de dragon, Lin-ngan nous
confia dans un murmure :
— Voici le Cheng, le Hall de Justice. C’est
l’heure où le khakhan délivre ses jugements aux plaignants, aux suppliants et
aux scélérats venus lui demander audience. Si vous voulez bien attendre ici
qu’il en ait terminé, mes seigneurs Polo, il aimerait vous accueillir
immédiatement après.
Le vieil homme fragile poussa alors, sans le moindre
effort apparent, ces deux lourds battants, et les portes, sans doute lestées
d’ingénieux contrepoids et dotées de gonds bien huilés, s’ouvrirent toutes
grandes devant nous. Il nous fit signe d’entrer puis, nous ayant suivis à l’intérieur,
il les referma pour rester debout derrière nous, prêt à nous prodiguer toutes
les explications utiles quant à ce qui était en train de se dérouler dans le
Hall.
Le Cheng était une pièce aussi vaste que haute de
plafond, semée de colonnes à bas-relief, dont les murs étaient tapissés de cuir
rouge, mais totalement dénuée de meubles. Tout au bout s’élevait
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