Marco Polo
nous précipitâmes d’emblée sur ce repas, que nous
avalâmes goulûment tant nous étions affamés et tant la chère qu’on nous servait
était appétissante : morceaux de cochonnet cuits à la vapeur baignés d’une
sauce à l’ail, feuilles de moutarde macérées au vinaigre accompagnées de fèves, miàn, notre désormais familier vermicelle, un gruau assez proche de
notre polenta vénitienne à base de farine de châtaigne, un cha parfumé
aux amandes et, en guise de dessert, des pommes sauvages caramélisées passées
dans une broche pour en faciliter la dégustation. Ensuite, chacun dans sa
chambre, nous prîmes un bain complet ou, plus exactement, dirais-je, on nous
donna un bain. Mon père et mon oncle eurent l’air de goûter ces soins avec la
même indifférence que s’il se fût agi de masseurs dans un hammam. Pour ma part,
la dernière fois que j’avais été l’objet des attentions d’une servante
remontait à la lointaine époque de tante Julia, et j’en ressentais donc une
certaine gêne teintée d’une bien réelle pointe d’excitation.
Pour distraire mon esprit de ces préoccupations pour
le moins troublantes, je tentai de détourner mon attention de celles,
délicates, que me prodiguait la servante et de la diriger sur sa personne.
J’avais affaire à une jeune fille Han sans doute guère plus âgée que moi, mais
j’étais à l’époque peu capable d’évaluer avec justesse l’âge d’une étrangère.
Son habillement était bien plus soigné que celui d’une servante occidentale,
mais elle était aussi plus douce, plus docile et plus attentionnée.
Elle avait le visage et les mains ivoire, une masse de
cheveux d’un noir intense relevée sur la tête, des sourcils presque invisibles,
pas de cils et des yeux à peine prononcés, tant leur ouverture était étroite et
tant elle les tenait humblement baissés. Elle avait des lèvres cerise, fraîches
et comme imprégnées de rosée, mais un nez presque inexistant. J’avais déjà fait
une croix sur la possibilité de trouver en ces contrées un joli nez de Vérone.)
Son visage opalin était encore marqué d’une trace au front résultant de son ko-tou du couloir. Il n’empêche, cette imperfection sur le visage d’une femme peut
parfois constituer un trait des plus charmant. Je commençai à désirer très fort
voir à quoi ressemblait le reste du corps de cette jeune personne, sous ses
nombreuses épaisseurs de brocart : étole, robe, ceinture à nœud, cordons
et autres fanfreluches.
Je fus tenté de lui suggérer, dès qu’elle eut terminé
ma toilette complète, de me rendre un tout autre service. Mais je ne le fis
pas. Je ne parlais pas sa langue, et mes gestes pour l’y inciter,
nécessairement suggestifs, auraient eu plus de chances d’être considérés comme
des offenses que comme des invites. Et puis j’ignorais si l’on était, ici,
plutôt libéral ou strict sur ces sujets. Je décidai que la prudence était de
mise et, lorsqu’elle eut achevé mon bain et m’eut salué d’un ko-tou, je
la laissai partir. Il n’était pas encore tard, mais la journée avait été rude.
La fatigue du voyage, combinée à l’excitation ressentie à l’idée d’être enfin
arrivé, jointes à la langueur bien naturelle consécutive à ce bain, me poussa à
me coucher sans attendre. Je rêvai que j’étais en train de déshabiller la
servante tel un jouet, couche après couche et que, dès que le dernier vêtement
lui était ôté, elle se transformait soudain en cet autre jouet : ce
spectacle explosif appelé les « fiers rameaux aux fleurs
éclatantes ».
Le lendemain matin, les trois servantes de la veille
apportèrent des plateaux chargés de nourriture qu’elles nous déposèrent sur les
genoux, à même nos lits et, tandis que nous déjeunions, elles firent chauffer
de l’eau pour nous donner un autre bain. Je l’endurai sans me plaindre, bien
que je trouvasse ces deux bains complets d’un jour sur l’autre assez excessifs.
Narine débarqua alors, conduisant d’autres garçons d’écurie chargés de nos
bagages. Aussi, dès que nos ablutions furent terminées, nous revêtîmes nos plus
beaux habits, en l’occurrence les moins abîmés que nous possédions. C’étaient
nos fringants costumes persans : turbans sur la tête, gilets brodés sur de
longues chemises pendantes aux poignets ajustés, larges kamarband, pièces
de tissu faisant office de ceinture, et amples paï-jamah fourrés dans
des
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