Marco Polo
verser au plaignant
ou à exiger d’un défenseur, sanction décidée ou non-lieu prononcé sur l’affaire
– de façon qu’il soit entendu non seulement par la personne venue déposer, mais
aussi par tous dans la salle. Alors, la question est résolue à jamais.
Je me rendis bien compte que ce Cheng de Khanbalik
n’avait rien à voir avec le Divan de Bagdad, où chaque cas était prétexte à
pourparlers et devait déboucher sur un accord mutuel entre le shah, son wazir et un aréopage d’imams et de muftis. Ici, l’on discutait certes d’abord la
question au niveau des ministres, mais le verdict qui en découlait était issu
du seul Kubilaï, dont les jugements, jamais commentés, étaient sans appel. Je
compris aussi que si certains étaient plutôt spirituels, quoiqu’un peu
étranges, d’autres pouvaient être d’une épouvantable cruauté dans leur
inventivité même.
Le vieux Lin-ngan expliquait à cet instant :
— L’agriculteur en train de déposer est le délégué
d’un groupe de paysans de la province du Henan. Il rapporte que les rizières
ont été entièrement dévorées par une invasion de sauterelles. La famine rôde
désormais sur cette terre, et les familles sont décimées. Le délégué est venu
réclamer de l’aide pour ces populations du Henan, et il demande ce que l’on
peut envisager dans ce sens. Voyez, les ministres viennent d’étudier la
question et d’en référer au khakhan. La Langue s’apprête à délivrer son décret.
Elle le fit, dans un mugissement en langue han que je
ne pus comprendre, mais que Lin-ngan traduisit :
— Le khan Kubilaï a parlé. Avec tout le riz
qu’elles ont ingurgité, les sauterelles doivent être délicieuses. Avec la
permission du khakhan, les familles du Henan pourront manger ces sauterelles.
Ainsi a parlé le khan Kubilaï !
— Par Dieu, murmura oncle Matteo, le vieux tyran
est toujours aussi désinvolte et irrévérencieux que dans mon souvenir...
— Si le miel coule de sa bouche, la dague est
toujours à sa ceinture, confirma mon père, admiratif.
Le cas suivant était celui d’un notaire de province
nommé Xen-ning, chargé d’enregistrer des actes tels que des donations de terres
ou des legs faits par testament. Il avait été accusé, et reconnu coupable,
d’avoir falsifié ses livres de comptes pour son enrichissement personnel. La
Langue proclama donc :
— Le khan Kubilaï a parlé. Tu as vécu toute ta
vie grâce aux mots, notaire Xen-ning. Tu vas donc continuer d’en vivre. Tu
seras prochainement incarcéré dans une cellule individuelle, et, à chaque heure
de repas, on viendra te servir des morceaux de papier sur lesquels seront
inscrits les mots « viande », « riz » ou « thé ».
Ils te serviront de nourriture et de boisson tout le temps que tu pourras
survivre. Ainsi a parlé le khan Kubilaï !
— Par ma foi, nota mon père, sa parole est
coupante comme les ciseaux.
L’affaire suivante, qui fut aussi la dernière traitée
ce matin-là, concernait une femme prise en flagrant délit d’adultère. Le sujet
eût été considéré en temps ordinaire par trop trivial pour être plaidé devant
le Cheng, expliqua le vieux Lin-ngan, n’eût été qu’il s’agissait d’une femme
mongole, qui plus est l’épouse d’un fonctionnaire mongol du khanat, un certain
seigneur Amursama. Ce crime était donc bien plus abominable que si elle avait
été une simple Han. Son mari outragé avait poignardé son amant au moment où il
les avait surpris, disait Lin-ngan, suggérant par là que le scélérat n’avait
pas subi le châtiment qu’il avait mérité. Le mari demandait donc maintenant au
Cheng de statuer sur le juste destin qu’il convenait de réserver à sa femme
infidèle. La requête du cocu fut dûment exaucée, et le jugement prononcé dut le
satisfaire, puisque Lin-ngan traduisit :
— Le khan Kubilaï a parlé. Dame Amursana sera
déférée aux bons soins du Caresseur...
— Le caresseur ? m’exclamai-je en
riant. Je pensais qu’elle sortait justement des bras de l’un d’entre eux !
— Oui, répondit avec raideur le vieil homme, sauf
que le Caresseur est ici le nom que l’on donne au Bourreau de la Cour.
— À Venise, de façon plus réaliste, nous
l’appelons le Viandeur.
— C’est possible, mais il se trouve que, dans la
langue han, le terme qui désigne la torture physique, dong-xing, et
celui qui qualifie l’excitation sexuelle, dong-qing, sont
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