Marco Polo
Nagatai, déesse de la maison et du foyer. Il s’intéressait aux
autres religions et se lança dans l’étude de beaucoup d’entre elles, dans
l’espoir de découvrir la meilleure, celle qui aurait pu apporter le bien-être à
ses sujets et les unir d’une même force. Mon père, mon oncle et d’autres le
pressèrent à de nombreuses reprises d’embrasser la religion chrétienne ; des
essaims de prêtres nestoriens ne cessèrent d’agiter devant ses yeux l’hérétique
flambeau de leur christianisme dévoyé ; d’autres se firent auprès de lui
les chantres de l’oppressante religion islamique, de l’idolâtre bouddhisme sans
dieu, de croyances spécifiques des Han et même de l’écœurant hindouisme de
l’Inde.
Mais jamais le khakhan ne parvint à se persuader que
le christianisme était la seule vraie foi, pas plus qu’il ne s’attacha à aucune
autre en particulier. Il me confia un jour (je ne parviens pas à me rappeler si
c’était d’un ton amusé, exaspéré ou dégoûté) cette réflexion profonde :
— Quelle différence, après tout, entre tel dieu
et tel autre ? Dieu n’est qu’un prétexte pour l’âme religieuse.
Il serait peut-être devenu, à la longue, ce qu’un
théologien aurait qualifié de « sceptique pyrrhonien [6] »,
mais jamais il ne força personne à le suivre dans ses haines ou ses
condamnations. Il demeura toujours à cet égard aussi libéral que tolérant,
laissant chacun libre d’adorer et de rendre un culte à qui il voulait. On peut
du reste admettre que cette absence de religion, le délivrant de tout dogme, de
toute doctrine et de toute voie morale, a permis à Kubilaï d’envisager avec un
rare détachement et une objectivité précieuse tous les vices et toutes les
vertus existantes, pour en faire l’usage qu’il estimait le meilleur. Certes, il
est arrivé plus d’une fois que sa pratique de la charité, de la pitié, de la
fraternité ou de l’amour s’éloigne, de façon regrettable, des canons de nombre
de censeurs pétris d’orthodoxie. Moi-même, sans être un parangon des préceptes
chrétiens, j’ai souvent désapprouvé ses principes, allant même parfois jusqu’à
être frappé d’horreur devant leurs applications. Pourtant, rien de ce que
Kubilaï a jamais fait, même si j’ai pu, sur le moment, le déplorer, n’a diminué
l’admiration que je lui portais ; encore moins ma loyauté à son égard et
la conviction, ancrée en moi, que le khan Kubilaï était le souverain suprême de
notre temps.
7
Au cours des jours et des semaines qui suivirent,
j’obtins une audience auprès de chacun des ministres, conseillers et courtisans
du khakhan dont j’ai déjà parlé, et de quelques autres, de rang plus ou moins
élevé, dont les titres n’ont peut-être pas été mentionnés : les trois
ministres de l’Agriculture, de la Pêche et de l’Élevage, le chef du creusement
du Grand Canal, le ministre des Routes et des Rivières, celui des Bateaux et
des Mers, le Chaman de la Cour, le ministre des Races minoritaires et d’autres
encore.
Chaque entretien m’offrit de nouvelles connaissances
dignes d’intérêt, utiles ou instructives, que je ne vais pas toutes relater
ici. Toutefois, il se trouve que l’un des entretiens que j’eus avec un ministre
s’acheva sur un embarras mutuel. Il s’agit du ministre des Routes et des
Rivières, un seigneur mongol qui se nommait Amursama. La gêne surgit de la
façon la plus surprenante, alors qu’il dissertait sur un sujet très prosaïque,
en l’occurrence le nouveau système postal qu’il était en train de mettre au
point dans tout Kithai.
— Sur toutes les routes, principales aussi bien
que secondaires, tous les soixante-quinze li , je fais construire un
confortable baraquement, que les villages alentour sont tenus de venir
approvisionner en bons chevaux et en cavaliers capables de les monter. Dès
qu’un message ou un paquet doit être rapidement acheminé dans l’une des deux
directions, un coursier peut l’emmener au triple galop d’un poste à l’autre. Il
le jette alors à un nouveau cavalier, déjà en selle et prêt à partir, qui
galope jusqu’au poste suivant, et ainsi de suite. D’une aube à l’autre, une
succession de cavaliers peut ainsi transporter un courrier léger sur la
distance que parcourrait une caravane en vingt jours. Et comme les bandits
hésiteront à attaquer un courrier réputé être l’émissaire du khanat, la
délivrance de
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