Marco Polo
ces messages sera aussi sûre que fiable.
J’ai eu l’occasion par la suite de vérifier la
véracité de ces assertions, quand mon père et oncle Matteo ont commencé à
prospérer dans leurs entreprises de négoce. Ils convertissaient en général
leurs profits en pierres précieuses, qui ne représentaient qu’un paquet léger.
Grâce à la poste équestre du ministre Amursama, ils faisaient voyager ces
petits colis depuis Kithai jusqu’à Constantinople, où mon oncle Marco les
déposait dans les coffres de la compagnie Polo.
Le ministre poursuivit :
— De même, comme il peut toujours se produire
entre deux relais de poste un événement inhabituel – une inondation, un
soulèvement ou toute autre nouvelle digne d’être rapportée –, je fais établir,
tous les dix li environ, une station secondaire de coureurs à pied.
Ainsi, de partout dans le royaume, moins d’une heure de course suffit à rallier
la station la plus proche, d’où un coursier à cheval pourra convoyer les nouvelles
plus rapidement. Je m’occupe pour l’instant de rendre ce système opérationnel à
travers Kithai, mais il pourrait être ensuite étendu à l’ensemble du khanat de
façon à apporter les nouvelles ou de précieux envois depuis la lointaine
frontière de la Pologne. Le service est déjà si efficace qu’un dauphin blanc
péché dans le lac Tung-ting, à plus de deux mille li au sud d’ici, peut
être découpé en morceaux et conditionné dans des sacs de selle glacés pour
parvenir dans les cuisines du khakhan encore frais.
— Vous parlez bien d’un poisson ?
m’enquis-je avec respect. En quoi est-ce précieux ?
— Ce poisson ne vit que dans le lac Tung-ting, et
il n’est pas facile de le pêcher, aussi a-t-on coutume de le réserver à la
table du khakhan. Bien qu’il ne soit pas très esthétique, il constitue un mets
fort délicat. Le dauphin blanc est à peu près de la taille d’un corps de femme,
son museau allongé rappelle celui d’un canard, et ses yeux bridés sont
malheureusement aveugles. Mais il n’est un poisson qu’à cause d’un enchantement.
Je battis des paupières et fis : « Uu ? »
— Oui, chacun d’eux est le descendant royal d’une
princesse de jadis qui fut changée en dauphin blanc à la suite d’un sort, après
s’être noyée dans ce lac, à cause... à cause d’une... d’une tragique histoire
d’amour...
Je fus surpris de voir ainsi ce Mongol aux manières
d’ordinaire brusques et viriles se mettre à bégayer comme un adolescent
intimidé. Je le regardai et constatai que son visage brunâtre avait rougi. Il
évitait mon regard et cherchait à changer de sujet. C’est alors que je compris
de qui il s’agissait et, rougissant moi aussi sans doute, de sympathie, je
trouvai une excuse pour clore rapidement l’entretien et me retirai. J’avais
oublié, voyez-vous, que le ministre Amursama était l’homme qui, trompé par sa
femme adultère, avait été enjoint de l’étrangler avec son sphincter. À vrai
dire, une bonne partie des hôtes du palais brûlaient d’envie de connaître les
macabres détails de cette affaire et de savoir dans quelle mesure, justement,
Amursama avait satisfait à cet ordre. Mais nul n’avait encore osé aborder la
question en sa présence. Lui-même, du reste, ne cessant de tomber sur des
détails qui lui rappelaient ce sinistre sujet, se trouvait vite embarrassé,
mettant du même coup ses vis-à-vis passablement mal à l’aise.
Bien, ça, je pouvais le comprendre. Mais je ne parvins
pas du tout à m’expliquer pourquoi un autre ministre, lui aussi alors en train
de discourir sur un sujet fort prosaïque, se mit de la même façon à paraître
affolé et à devenir évasif. Il s’agissait de Pao Nei-ho, ministre des Races
minoritaires. (Comme je l’ai dit, si les Han représentent partout la plus
grande partie de la population, il existe à Kithai et dans les terres
méridionales appelées à l’époque l’empire Song une soixantaine d’autres
nationalités.) Le ministre Pao me raconta, traînant épouvantablement en
longueur, qu’il était chargé de veiller à ce que les races minoritaires
jouissent des mêmes droits que la majorité han. Ce fut l’une des communications
les plus ennuyeuses que j’eus à supporter, bien que le ministre Pao (obligé de
par ses fonctions d’être polyglotte) s’exprimât en farsi. Je ne voyais pas du
tout pourquoi le fait de m’exposer des choses aussi simples le
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