Marco Polo
méritait ce titre, à cet instant, c’était bien elle. Que Dieu
m’accorde de rencontrer une femme au cœur et aux yeux aimants comme les vôtres.
Cependant, je me dois de vous faire remarquer que, malgré tout, un homme peut
avoir changé sans que cela soit visible...
— Vous pensez devoir m’informer que, durant
toutes ces années, Ali Baba n’est peut-être pas resté l’homme vertueux que j’ai
pu connaître, c’est cela ? Qu’il ne serait plus cet être loyal, fidèle,
admirable et viril que je garde en mémoire ? Je sais qu’il a été esclave,
et je sais aussi qu’on ne considère pas ces créatures comme des êtres humains.
— C’est ma foi vrai, marmonnai-je. Il m’a
d’ailleurs dit lui-même quelque chose de semblable. Il m’a confié qu’ayant
perdu le meilleur il avait tenté de devenir l’être le plus vil de la Terre.
La princesse, pensive, déclara :
— Quoi que nous ayons subi l’un et l’autre, il en
verra plus facilement les marques sur moi que l’inverse.
Ce fut mon tour de la contredire.
— Vous vous trompez. Le moins que l’on puisse
dire est que vous avez remarquablement survécu, au contraire ! Pour tout
vous dire, la première fois que j’ai entendu parler de Mar-Janah, je
m’attendais à voir une vieille dame, or me voici face à une princesse...
Elle secoua la tête.
— Lorsque Ali Baba a fait ma connaissance,
j’étais encore une jeune fille, et j’étais intacte. J’entends par là qu’étant
de sang royal, je n’avais pas été amputée de mon bizir durant l’enfance.
J’avais alors de quoi être fière de mon corps, et c’est dans celui-ci qu’Ali
exulta. Depuis lors, j’ai été le jouet de la moitié d’une armée mongole et
celui de bien d’autres hommes après eux... et il arrive que les hommes
maltraitent leurs jouets.
Elle détourna une fois encore son regard du mien,
avant de poursuivre :
— Nous avons parlé franchement, vous et
moi ; je terminerai de la même façon. Mes seins sont constellés de
cicatrices de coups de dents. Mon bizir est désormais détendu et
flasque, mon göbek est lâche, et ses lèvres distendues. J’ai fait trois
fausses couches et ne pourrai désormais plus jamais enfanter.
Je dus faire l’effort de deviner certains des mots
turcs qu’elle employait, mais ne pus me méprendre quant à sa sincérité
lorsqu’elle conclut :
— Si Ali Baba peut encore aimer ce qui reste de
moi, maître Marco, ne croyez-vous pas que je sois capable d’aimer ce qui
subsiste de lui ?
— Votre Altesse, répétai-je, toujours aussi ému
et la voix étouffée, je suis devant vous à la fois confus, honteux et dessillé.
Car si Ali Baba peut mériter une femme comme vous, c’est à l’évidence qu’il est
bien plus humain que je ne l’avais imaginé. Je manquerais donc à toute dignité
si je ne faisais pas tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider à
l’épouser. Mais avant que je puisse lancer les démarches nécessaires,
éclairez-moi : quelles sont les formalités à accomplir pour que deux
esclaves de ce palais puissent s’unir ?
— Les deux propriétaires doivent donner leur
accord et convenir ensemble du lieu où résideront les nouveaux époux. C’est
tout, je crois. Mais tous les maîtres ne sont pas aussi cléments que vous.
— Qui est le vôtre ? Je vais lui demander
audience.
Sa voix se troubla légèrement :
— Mon maître, je le crains, n’a guère le contrôle
de sa propre maisonnée. Il vous faudra sans doute vous adresser à son épouse.
— Singulier ménage..., observai-je. Mais je ne
vois pas en quoi cela compliquerait les choses. Qui est-elle ?
— Dame Chao Ku-an. C’est l’une des artistes de la
cour, mais elle porte le titre d’Armurier de la Garde du palais.
— Ah, je vois, oui... J’ai entendu parler d’elle.
— Elle est... (Mar-Janah fit une pause, comme
pour choisir soigneusement ses termes.) C’est une femme aux idées bien
arrêtées. Dame Chao exige que ses esclaves lui appartiennent corps et âme, et
soient disponibles à toute heure.
— Je ne suis pas ce qu’on appelle un pleutre,
vous savez ? Et j’ai promis que vos vingt années de séparation verraient
leur terme ici et maintenant. Dès que les démarches préalables auront été
accomplies, je veillerai à ce que vous et votre héros soyez réunis. En
attendant...
— Qu’Allah vous bénisse, bon maître et ami Marco,
dit-elle avec un sourire aussi brillant que les
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