Marco Polo
fait le plus mal.
11
Je quittai les appartements du Premier ministre pour
regagner les miens, bien décidé à prier Narine d’interrompre son enquête
souterraine, au moins le temps nécessaire pour que j’évalue en mon âme et
conscience l’importance des mises en garde et des menaces du wali. Mais
l’esclave ne s’y trouvait pas ; un autre l’avait remplacé. Biliktu et
Buyantu, venues à ma rencontre dans le vestibule, m’informèrent, les sourcils
haut levés de dédain, qu’un esclave étranger avait demandé à me voir et avait
imploré la permission de m’attendre. Les jumelles, qui ne se considéraient les
esclaves de personne (pas plus de moi que de quiconque) avaient toujours eu
tendance à mépriser leurs inférieurs. Mais, en l’occurrence, elles me
semblèrent plus indisposées qu’à l’ordinaire. Assez curieux de voir ce qui les
mettait dans cet état, je pénétrai au salon. Là, je vis une femme assise sur un
banc. Lorsque j’entrai, elle se laissa couler jusqu’au sol dans un gracieux ko-tou et demeura agenouillée jusqu’à ce que je lui permette de se relever.
Lorsqu’elle fut debout, je la découvris en écarquillant les yeux.
Les esclaves du palais, lorsque leurs courses les
mènent de leurs caves, leurs cuisines ou leurs étables parmi leurs supérieurs,
étaient toujours bien vêtus, de façon à représenter dignement leurs maîtres,
aussi, ce n’est pas la tenue soignée de cette femme qui me surprit. Ce qui me
frappa, c’est qu’elle la portait comme si elle ne méritait que ce qui
pouvait se faire de mieux. Elle semblait penser qu’aucune tenue, même la plus
magnifique, n’outrepasserait jamais sa splendeur et son rayonnement naturels.
Ce n’était plus une jeune fille ; elle devait
avoir l’âge de Narine ou celui de l’oncle Matteo. Pourtant, son visage était
lisse et sans rides, les ans n’avaient laissé sur sa beauté que l’empreinte de
la dignité. Si l’étincelle de la jeunesse avait quitté ses yeux, c’était pour
laisser place à la profondeur et à la majesté d’un étang des forêts. Quelques
fils d’argent brillaient dans ses cheveux qui n’étaient pas lisses comme on le
voit souvent à Kithai, mais tombaient en lourdes boucles d’un noir aux tons
chauds et rougeoyants. Son maintien était altier, et, pour autant que je puisse
en juger dans ses robes de brocart, sa silhouette semblait ferme et
agréablement modelée.
Tandis que je continuais à lui souhaiter la bienvenue
d’un air gauche, elle me glissa, d’une voix de velours :
— Vous êtes, je crois, le maître de l’esclave Ali
Baba.
— De qui ? fis-je stupidement. Ah !
oui, euh... Ali Baba m’appartient, en effet.
Pour dissimuler un instant la confusion qui venait de
m’envahir, je marmonnai un mot d’excuse et allai perdre mon regard au fond
d’une jarre, histoire de voir ce que devenait ma poudre inflammable. Ainsi,
c’était donc elle, la princesse turque Mar-Janah ! Un ou deux jours auparavant,
j’avais transféré le huo-yao de l’un des deux paniers dans une jarre
plus robuste. Pas étonnant que Narine soit tombé amoureux d’elle et le soit
encore. Après quoi, j’avais versé un peu d’eau dans cette poudre. Pas
surprenant non plus que Narine se déclarât prêt, pour reconquérir cette femme,
à promettre sa métamorphose. Malgré le scepticisme du Maître Artificier, je
m’étais mis en tête de tester la stabilité de la poudre sous la forme d’une
boue épaisse. N’importe quel homme aurait été prêt à faire n’importe quelle
promesse de changement, et sans doute même à la tenir, quitte à mourir
en tentant de le faire. Mais, selon toute vraisemblance, le Maître Artificier
avait eu raison de pouffer à ma suggestion. Comment diantre un bouffon comme
Narine avait-il pu connaître intimement une femme comme elle ? Une fois
humectée, la poudre n’était plus qu’une substance bourbeuse gris sombre, sans
la moindre promesse apparente de devenir autre chose. Une femme de sa classe
aurait dû se contenter de rire ou accabler de sarcasmes une créature telle que
Narine. La poudre boueuse était certes stabilisée, mais jamais elle ne
s’enflammerait. Elle aurait dû, au moins, en concevoir un violent haut-le-cœur. Vakh !
— Dites-moi si j’ai deviné juste, maître Marco,
ajouta Mar-Janah.
Elle semblait amusée, mais prête à l’évidence à tout
faire pour m’aider à rassembler mes esprits.
— Vous m’avez
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