Marco Polo
mille fois plus appréciable, si j’ai
bien compris, que celle que lui réservait le roi votre père...
Elle soupira.
— Il promut Ali au grade de conducteur en chef et
l’éloigna du palais. Un père royal préférera toujours un gendre du même sang.
Cependant, il n’en eut jamais. En effet, et il en fut fort vexé, je repoussai
avec mépris tous les prétendants qu’il me présenta, même quand je sus qu’Ali
Baba avait été réduit en esclavage. Mon célibat me sauva probablement la vie au
moment où, quelques années plus tard, notre maison royale fut renversée.
— On m’a raconté cela.
— On me laissa la vie sauve, mais guère plus que
cela. Les voies d’Allah sont impénétrables. Lorsque je fus offerte à l’ilkhan
Abagha, il entendit faire de moi une concubine royale. Mais, outragé de
découvrir que je n’étais plus vierge, il me jeta en pâture à ses soldats.
Ceux-ci faisaient évidemment peu de cas de la virginité et furent enchantés de
se voir gratifiés d’un jouet royal. Lorsqu’ils se furent tous copieusement
rassasiés de moi, ce qui restait de ma pauvre personne fut vendu sur un marché
aux esclaves. Depuis, je suis passée par bien des mains...
— J’en suis désolé. Que dire ? Cela a dû
être terrible !
— Pas tant que cela. (Telle une jument
indomptable, elle secoua sa crinière de boucles brunes.) J’avais appris à
feindre, voyez-vous. Je me suis juste imaginée que tous ces hommes étaient mon
beau, mon brave Ali Baba. Aujourd’hui, j’espère qu’Allah daignera m’accorder la
récompense que je mérite. Si vous ne m’aviez pas convoquée, maître Marco,
j’aurais moi-même sollicité une audience pour vous demander de nous aider à
nous marier. Accepterez-vous de transmettre à Ali que j’aspire à être sienne de
nouveau et que j’espère de tout cœur être autorisée à l’épouser ?
Je fus secoué d’un nouvel accès de toux, ne sachant
trop comment m’y prendre.
— Hum... comment dirais-je, princesse
Mar-Janah...
— Esclave Mar-Janah,
me corrigea-t-elle. Les règles concernant ce genre de mariage sont encore plus
strictes que dans les familles royales.
— Mar-Janah, l’homme dont vous vous souvenez avec
tant d’amour... nourrit à votre égard, soyez-en sûre, des sentiments tout aussi
puissants. Mais il pense que vous ne l’avez pas reconnu. Pour parler
franchement, je serais fort étonné que vous l’eussiez fait.
Elle sourit de nouveau.
— C’est que vous le voyez, je m’en rends bien
compte, de la même façon que mes compagnons esclaves. Suivant ce qu’ils m’en
ont dit, il a changé de façon radicale.
— Suivant ce qu’ils... ? Donc, vous ne
l’avez pas vu, je ne me trompe pas !
— Bien sûr que si, je l’ai vu. Seulement,
voyez-vous, peu m’importe, à moi, de quoi il peut avoir l’air aujourd’hui. Je
continue de voir en lui le valeureux champion qui a osé affronter, il y a vingt
ans, mes ravisseurs arabes pour me sauver et qui m’a tendrement fait l’amour la
nuit suivante. Il est toujours jeune, svelte, élancé, droit comme la lettre i et d’une mâle beauté. Un peu comme vous, maître Marco.
— Merci, fis-je, bien faiblement toutefois, tant
j’étais abasourdi par ce que je venais d’entendre. Pouvait-elle aller jusqu’à
ignorer l’aveuglante malformation physique qui lui avait valu son surnom de
Narine ?
Maladroitement, j’avançai :
— Je ne voudrais pas vous faire perdre vos
illusions, mais à la vérité...
— Nulle femme, maître Marco, ne perdra jamais ses
illusions au sujet de l’homme qu’elle aime.
Elle posa son bol, s’approcha de moi et avança vers
mon visage une main pleine de retenue, jusqu’à le toucher.
— Je suis presque en âge d’être votre mère.
Puis-je vous parler comme une mère à son fils ?
— Je vous en prie...
— Toi aussi, tu es beau et jeune. Un jour
prochain, une femme t’aimera. Qu’Allah t’accorde alors la grâce de partager
toute ta vie avec elle ou qu’il exige, comme pour Ali et moi, que vous soyez
séparés pour longtemps après votre première rencontre. Tu vieilliras, tout
comme elle. Je ne puis prédire si tu t’affaibliras, si tu deviendras bossu,
adipeux, chauve ou d’une laideur repoussante, mais cela n’aura aucune
importance. Elle, elle te verra toujours tel qu’elle t’a connu. Jusqu’à la fin
de tes jours. Ou des siens.
— Votre Altesse..., dis-je avec émotion, car si
quelqu’un
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