Marcof-le-malouin
faut y voir, c’est-à-dire que vous êtes prêt à nous donner toute votre attention.
Le comte fit un geste brusque d’assentiment, tandis que le marquis, se laissant tomber dans un vaste fauteuil, passait une main sur son front, où perlait une sueur abondante.
– Comte, continua le chevalier, vous plairait-il d’entamer l’entretien ?
– Nullement, mon très-cher. Vous parlez à merveille, et vous avez, comme l’on dit, la langue fort bien pendue. J’imiterai M. de Loc-Ronan ; je vous écouterai.
– Avec votre permission, monsieur le marquis, je commence. Laissez-moi cependant vous dire que, pour établir correctement l’affaire que nous allons avoir l’honneur de débattre avec vous, il est de toute utilité de bien poser tout de suite les jalons de départ. Puis il n’est peut-être pas moins essentiel que vous sachiez jusqu’à quel point nous sommes instruits, le comte de Fougueray et moi…
Le marquis ne répondant pas, le chevalier ajouta :
– Je vais donc faire un appel à vos souvenirs et vous prier de remonter avec moi jusqu’à l’époque où, après avoir perdu votre père et recueilli son immense héritage, vous vous décidâtes à venir présenter vos hommages à Sa Majesté Louis XV. Vous aviez, je crois, vingt-deux ans alors, et vous étiez véritablement fort beau.
– Monsieur le marquis n’a jamais cessé de l’être ! interrompit le comte.
– Sans doute, reprit l’orateur : mais, en outre, à cette époque, le marquis possédait le charme entraînant de la première jeunesse. Croyez bien que je n’ai nullement l’intention de détailler ici vos nombreux succès, mon cher hôte ; je les mentionne seulement en masse, afin de vous rendre la justice qui vous est due…
– Au fait ! dit le marquis d’une voix impatiente.
– J’y arrive. À cette époque donc, après avoir fait tourner bien des têtes féminines, il arriva que la vôtre devint elle-même le point de mire des traits du petit dieu malin. Le 15 août 1776, jour d’une grande fête, celle du roi, pardieu ! à l’occasion de je ne sais quel tumulte et quelle perturbation causée par la foule en démence, vous eûtes le bonheur de sauver et d’emporter dans vos bras une jeune fille, belle comme la déesse Vénus elle-même. En échange de la vie que vous lui aviez conservée, elle vous ravit votre cœur et vous donna le sien…
– Dorat n’aurait pas mieux dit, interrompit de nouveau le comte.
Le marquis demeurait toujours impassible. Évidemment il avait pris le parti d’écouter jusqu’au bout ses deux interlocuteurs et de ne leur point mesurer le temps.
– Cette jeune fille, dont la beauté avait fait sur vous une si vive impression, appartenait à une famille honorable de vieux gentilshommes de Basse-Normandie, dont M. le comte de Fougueray et moi avons l’honneur d’être les uniques représentants mâles. Il s’agit donc de notre sœur qui, vous le savez aussi bien que nous, se nomme Marie-Augustine. Il est inutile, je le pense, de vous rappeler que vous vous fîtes présenter dans la famille, que vous demandâtes la main de Marie-Augustine, et qu’enfin, d’heureux fiancé devenant heureux époux, vous conduisîtes cette chère enfant aux pieds des autels, où vous lui jurâtes fidélité et protection… Cela nous conduit tout droit à la fin de l’année 1777.
« Vous êtes d’une humeur un peu jalouse, mon cher marquis ; les adorateurs qui papillonnaient autour de votre femme vous donnèrent quelques soucis… En véritable femme jolie et coquette qu’elle était, Marie-Augustine se prit à vous rire au nez lorsque vous lui proposâtes de quitter Versailles. Malheureusement la pauvre enfant ne savait pas encore ce que c’était qu’une cervelle bretonne. Elle ne tarda guère à l’apprendre. – Sans plus de cérémonies, vous fîtes enlever la marquise, et huit jours après votre départ clandestin, vous étiez installés tous deux dans ce vieux château de vos ancêtres. Marie-Augustine pleura, pria, supplia. Vous l’aimiez et vous étiez jaloux ; double raison pour demeurer inébranlable dans votre résolution de vivre isolé avec elle dans cette farouche solitude.
Vous n’aviez oublié qu’une chose, mon cher marquis, c’était l’histoire de notre grand’mère Ève et celle du fruit défendu… Marie-Augustine se voyant en prison, ne rêva plus qu’évasion et liberté. Tous les moyens lui semblèrent bons, et elle n’hésita pas
Weitere Kostenlose Bücher