Marguerite
les blés qu’on venait de faucher, le jeune garçon promettait d’être solide comme ses ancêtres Lareau ! Pour l’instant, il tirait nonchalamment sur une pipe de bois de sa fabrication.
— Père, dans combien de temps arriverons-nous chez les Rouville ? demanda Marguerite, fébrile.
La jeune fille imaginait déjà la fête: les dames de la paroisse parées de leurs élégantes toilettes et les messieurs, se pavanant dans leurs plus beaux habits. Elle observa son père. Il portait sa ceinture fléchée et, pour l’occasion, avait troqué son habituel bonnet de laine pour un chapeau de feutre noir orné d’un ruban. Ses longs cheveux pâles, dans lesquels se dissimulaient quelques poils gris, avaient reçu les soins de sa femme qui les avait tressés et solidement attachés.
— Pas avant une bonne heure d’ici, ma belle Marguerite, répondit affectueusement Lareau.
La mauvaise humeur qui le gagnait chaque fois que ses obligations l’amenaient { se rendre au village avait fondu devant la joie de sa fille. «Il faut d’abord s’arrêter chez Potts. »
Fidèle { ses origines terriennes, l’habitant Lareau n’était
{ l’aise qu’{ la ferme : au milieu de ses champs, il se sentait comme un roi dans son royaume. C’était un homme de tempérament modeste qui n’aimait rien d’autre que la tranquillité inaltérable du chemin de la Petite Rivière. Le beau monde l’embarrassait, il n’aurait su dire pourquoi.
Parfois, il en voulait { sa femme d’avoir le même naturel avec les bourgeoises du village qu’avec les voisines. C’est vrai que Victoire avait été élevée au village. Aujourd’hui, il se promettait de reprendre le chemin du retour aussitôt les comptes réglés, sans même s’arrêter au cabaret pour boire un verre de rhum, comme le feraient certainement Tétrault et les autres voisins. Le plaisir de sa fille lui redonnait sa bonne humeur. Il était fier de se montrer au village avec ses deux aînés, deux jeunes gens qui promettaient, l’une par sa beauté et sa douceur et l’autre, son héritier, par les qualités de bon cultivateur qu’il démontrait déj{ : prompt { l’ouvrage et habile de ses mains.
Pendant que la charrette bringuebalante cheminait, François Lareau reprenait mentalement le compte des rentes dues. D’abord, dix minots de grains de blé, deux minots d’orge et six chapons gras en plume { laisser en guise de paiement chez Samuel Potts, commis principal du seigneur de Chambly, Napier Burton Christie. Ensuite, cinq minots de blé et trois autres chapons qu’il devait { monsieur de Rouville pour une terre à bois du côté de Pointe-Olivier, dans la partie de Chambly-Est.
Marguerite aussi se laissait bercer par le roulis de la charrette, tout en se remémorant ce que son oncle, Monsieur Boileau, racontait toujours sur la famille Rouville et les autres familles nobles qui avaient vécu au village autrefois. La jeune fille adorait ces moments où le père d'Emmélie et de Sophie était en verve.
Monsieur Boileau connaissait mieux que quiconque l’histoire de la seigneurie de Chambly: il passait de longues heures à la consigner dans des cahiers. Il tenait aussi des éphémérides des événements contemporains. En écrivant ainsi pour la postérité, il croyait répondre aux exigences d’un devoir impérieux qui lui revenait, à lui, un authentique fils du pays.
— C’est bien vrai, père, que le gouverneur Frontenac disait de Chambly que c’était la « plus jolie habitation de tout le pays » ? demandait chaque fois Emmélie pour réclamer une histoire au cours des longues soirées d’hiver.
— Aussi vrai que je suis devant toi, affirmait le bourgeois qui s’empressait de se lancer dans une de ses anecdotes favorites avec force gestes et d’un ton emphatique, sachant que les jeunes filles raffolaient des histoires de seigneurs, de prestigieuses épousailles ou d’exploits guerriers.
— En vérité, mes enfants - mais inutile de le répéter à tout vent -, je tiens de mon père que l’héritage de la seigneurie, légué { une demoiselle qu’on prétendait fiancée au premier seigneur, le valeureux Jacques de Chambly, capitaine dans le régiment de Carignan-Salières, était une chose fort douteuse: le document l’attestant étant resté en France, personne ne l’a jamais vu. Le sieur François Hertel de Lafrenière a eu beau jeu de faire hériter sa femme, Marguerite Thavenet, la sœur de ladite fiancée, prénommée Françoise et
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