Marguerite
son cousin René Boileau. Plus d’une fois, Victoire avait surpris des regards énamourés lorsque le jeune homme s’était arrêté { la ferme.
Mais René était parti pour longtemps. Marguerite s’était-elle résignée au point de se laisser séduire par un autre ?
Elle se résolut d’interroger sa fille le soir même, lorsque les autres enfants dormiraient. Sans compter qu’il lui faudra révéler la nouvelle { son mari. L’honnête habitant serait mortifié d’apprendre que leur fille, qui jusqu’alors ne leur avait donné que du contentement, n’était rien d’autre qu’une menteuse et une dévergondée.
Puis, soudain, Victoire se rappela. Marguerite s’était rendue au village le mois dernier avec son père et avait séjourné quelques jours chez les Boileau. Ça ne pouvait être que ça ! Mais que s’était-il donc passé à la dernière Saint-Martin ?
Chapitre 2
Le jour de la Saint-Martin
Depuis quelques jours, un redoux inattendu retardait l’arrivée du temps froid et maussade de l’automne, et l’aube naissante de ce 11 novembre 1802, jour de la Saint-Martin traditionnellement décrété jour des comptes -, annonçait encore une journée splendide.
Fébrile, Marguerite Lareau ne tenait plus en place. Elle avait dû s’y prendre { deux fois pour discipliner les boucles de sa lourde chevelure châtain clair, presque blonde, qu’elle tentait vaille que vaille de contenir dans une large natte dont la pointe lui balayait le bas des reins.
D’aussi belle humeur que le temps, elle fredonnait une vieille chanson de voyageur en ajustant sur ses cheveux le plus joli de ses deux bonnets de coton, celui avec de la dentelle.
— C’est la belle Françoise, Ion gai. . qui veut s’y marier maluron lurette, maluron, luré. .
Elle porterait pour la première fois son manteau de laine gris pâle qu’elle avait taillé { partir d’une vieille pelisse donnée par sa tante Boileau et garni d’une belle passementerie brodée, autre cadeau de la bonne dame.
Marguerite attacha les rubans d’une petite coiffe de calèche plus légère que ces larges capuchons rigides d’hiver qui abritent du vent, mais cachent le visage.
En enfilant des gants qui avaient appartenu à sa cousine Sophie, elle se dit qu’elle ne porterait pas son manchon.
Trop encombrant ! Elle voulait profiter jusqu’au bout de cet été des Indiens exceptionnellement tardif.
— Quelle chance qu’il fasse si beau ! se dit-elle joyeusement, y voyant le présage d’une journée remplie de promesses.
Pour la première fois, Marguerite et son frère avaient obtenu la permission d’accompagner leur père au village pendant sa traditionnelle tournée de la Saint-Martin, à l’instar de tous les habitants censitaires de la seigneurie de Chambly qui, ce jour-là, se rendraient chez leur seigneur afin de remettre les cens et rentes annuels rattachés à leur terre. Victoire, qui devait rester à la maison avec ses jeunes enfants, avait cédé aux demandes répétées de sa fille, jugeant que cette dernière était assez vieille pour cette première sortie en société. Avec leur père, Marguerite et Noël repré-
senteraient avantageusement la famille Lareau au village.
Et comme le seigneur Melchior de Rouville se plaisait à célébrer la Saint-Martin en suivant l’ancienne coutume française, cette journée d’obligations prenait un air de fête qui réjouissait Marguerite. «Avec ce temps doux, les domestiques de monsieur de Rouville auront certainement dressé les tables de victuailles dehors, supposa la jeune fille. Il y aura du rhum ou du vin pour les hommes et de la bière d’épinette ou du thé pour les dames. » Toute la journée, la belle société de la région défilerait chez les Rouville.
Les habitants seraient également de la partie, malgré quelques différences de classe, puisque d’étroits liens de parenté unissaient les prospères cultivateurs de la campagne environnante, comme les Lareau, aux familles bourgeoises
«lu village. Autrefois, les pionniers n’avaient pas hésité {
envoyer leurs garçons les plus doués fréquenter le Séminaire de Québec ou le collège Saint-Raphaël de Montréal pour en faire des notaires, des avocats ou des marchands. Monsieur Boileau était l’un de ceux-l{. Fils unique d’un voyageur devenu négociant, il s’était élevé très haut dans l’échelle sociale. La famille Boileau était aujourd’hui l’une des plus riches de la région et sa parenté
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