Marguerite
la matinée, sa plume avait glissé rapidement sur les grandes feuilles de papier qu’il pliait en deux pour obtenir les quatre feuillets habituels d’un acte notarié, et le travail avançait bien.
Durant l’après-dîner, la visite inopinée du docteur Talham à son étude, le visage illuminé d’un sourire béat, avait mis un terme à cette agréable quiétude.
René ne supportait pas la vue de Talham qui le menait directement à Marguerite.
Marguerite ! Il aurait voulu la détester, la haïr de toutes ses forces et ne plus jamais la voir. Mais le pouvait-il vraiment ? Un examen attentif des replis de son âme lui révélait qu’en dépit de la forfaiture de la jeune femme, il tressaillait dès qu’il l’apercevait. Et dans une société aussi petite que celle de Chambly, il était quasi impossible de ne pas se croiser. Les réunions de toutes sortes étaient fréquentes : au village, c’était la principale distraction. Tous étaient parents, amis ou voisins, les uns des autres. Pire ! Les Talham comptaient parmi les habitués de la famille Boileau.
Sans oublier l’affection qu’Emmélie, sa sœur préférée, portait à la jeune femme. Heureusement, il pouvait invoquer les exigences de son travail pour échapper à certaines mondanités, et lorsque cela s’avérait impossible, il affichait une froideur distante que la plupart des gens prenaient pour cette réserve contenue propre aux membres de sa profession.
Seule Emmélie connaissait les sentiments de son frère.
Elle imaginait sa souffrance et, tout en le plaignant, cherchait à le distraire de ses sombres pensées. «Marie-Josèphe Bédard est bien avenante», lui faisait-elle remarquer si l’occasion s’y prêtait. Elle aimait la douce et rieuse sœur du curé qu’elle aurait chérie comme une sœur si son frère avait jeté son dévolu sur elle. Mais, malgré les années qui avaient passé, aucune jeune fille n’avait fait frémir le ténébreux René Boileau.
Etonnamment, le docteur ne s’était jamais rendu compte que le notaire lui battait froid. Alexandre Talham vivait dans un univers clos fait de gens à soulager et à guérir, entrecoupé par des épisodes de bonheur familial. Marguerite affrontait seule l’indifférence glaciale de son cousin. Chaque fois qu’ils se rencontraient, il la dardait d’un regard noir voulant lui rappeler sa trahison pour ensuite l’ignorer totalement.
Marguerite encaissait le coup, dissimulant bravement son désarroi dans des sourires aimables, chantant avec cœur ou dansant avec les autres lorsque les soirées s’animaient.
Aux yeux de tous, René s’acharnait { camoufler leurs blessures.
Malgré tous ces sentiments contradictoires, en voyant le docteur assis devant lui sur le bout d’une chaise de son cabinet, tordant son chapeau entre ses mains jusqu’{ le rendre informe, Boileau avait eu envie de rire tant Talham était pitoyable, embarrassé comme un communiant, hésitant et toussotant bêtement.
— Mon épouse et moi serions honorés, balbutia ce dernier, si vous acceptiez d’être. .
Le docteur cherchait désespérément ses mots. Il toussota, puis lança d’un trait :
— Nous vous prions instamment, mon épouse et moi, d’être le parrain de notre futur enfant. Voil{ ! C’est dit !
Tout { sa joie, Talham ne remarqua pas l’ombre qui glissa sur le visage du notaire et le silence sombre qui suivit ne dura que l’espace d’une seconde.
— C’est un grand honneur que vous me faites l{, s’était ressaisi le notaire, coincé dans un intolérable dilemme.
Refuser serait une offense. René tenta une échap-patoire.
— Et vos beaux-parents ? Vous risquez fort de les vexer. Selon la coutume, c’est { eux que reviennent les honneurs.
Dans sa hâte de voir le docteur repasser la porte, il cherchait l’argument imparable.
— Mais ils l’ont déj{ été ! Sauf que la mort prématurée de leur petit filleul Joseph a profondément marqué ma belle-mère, fit tristement Talham. Vous la connaissez ! Elle a parfois d’étranges lubies et s’est mis dans la tête qu’elle y était pour quelque chose.
— Ma tante Victoire est persuadée d’avoir porté malheur
{ l’enfant, expliqua Boileau qui connaissait les vieux tabous qui avaient toujours cours dans les campagnes. Des relents d’anciennes croyances. Pour elle, lorsque la volonté divine prend le pas sur la nature, c’est qu’il y a malédiction.
— Oui, c’est bien ce qu’elle m’a confié, répondit
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