Marie
ceux qui préfèrent l’ignorer à présent, qui n’ont plus rien à
m’apprendre. Un rendez-vous prévu depuis plusieurs semaines avec une femme qui,
m’avait-on dit, avait sauvé deux mille enfants juifs du ghetto me retint. Me
décommander eût été un affront impardonnable.
Je me
suis rendu chez elle à contrecœur. A tort : le destin m’y attendait.
Je
grimpai les trois étages d’un escalier branlant pour me retrouver face à une
vieille Polonaise au visage bien dessiné, à l’expression juvénile. Elle
souriait en plissant les yeux avec la malice d’une fillette. Ses cheveux courts
et blancs étaient coiffés comme ceux d’une écolière des années trente. Juste
au-dessus du front, une barrette retenait une mèche lissée avec soin. Elle se
déplaçait avec précaution à l’aide d’un déambulateur.
Dans un
bavardage convenu qui nous permettait de briser la glace d’une rencontre trop
formelle, et comme elle s’appelait Maria, je lui confiai que j’écrivais un
livre sur Marie, la mère de Jésus.
Elle
s’égaya d’un sourire lumineux.
— Vous
ne pouviez mieux tomber, me dit-elle. Moi aussi, j’ai eu un fils qui s’appelait
Jésus, Yechoua.
Je me
raidis. Elle n’accorda aucune attention à mon trouble et se mit à évoquer le
ghetto. Quand je lui demandai comment elle avait pu sauver près de deux mille
enfants juifs, à ma surprise, elle se mit à pleurer.
— On
aurait dû en sauver plus encore. Nous étions jeunes, nous ne savions pas nous y
prendre…
Elle
porta un minuscule mouchoir de dentelle à sa tempe, ouvrit la bouche, sur le
point d’en dire davantage. Elle se ravisa et le silence s’installa entre nous.
Durant
les vingt ou trente mois qui venaient de s’écouler, j’avais peu vécu dans le
présent. Ainsi que d’une drogue, je m’étais saoulé des visions d’une Galilée
imaginaire, aux plaines infinies et aux pentes recouvertes de forêts sombres.
J’avais navigué sur les reflets éblouissants du lac de Génézareth, arpenté les
chemins de poussière des villages blancs et odorants engloutis depuis des
millénaires par le temps et l’Histoire. Et soudain, brouillant tous mes songes,
j’avais devant moi une table carrée recouverte d’une nappe de tissu plastifié,
entourée de trois chaises aux lames de contreplaqué peintes d’un bleu écaillé
par l’usage.
Décontenancé,
je m’obligeai à parler, faisant remarquer qu’elle n’avait pas répondu à ma
question.
Elle
m’observa avec bonté et un léger amusement. Elle n’avait aucune intention de me
répondre. Elle me demanda à son tour :
— Savez-vous
pourquoi une grande partie de Varsovie est surélevée ? Vous avez
certainement remarqué que, pour accéder à la plupart des rues, il faut
emprunter quelques marches ?
Je lui
répondis d’un signe. Je l’avais remarqué, mais en ignorais la raison.
— Après
la guerre, les survivants n’avaient ni l’argent ni le temps de déblayer les
ruines des maisons juives. Et pas le temps, non plus, d’en retirer les cadavres
des habitants encore enfouis dessous. Des bulldozers ont entassé les gravats,
effaçant les ruines des cours, des ruelles, des lavoirs, des puits, des
fontaines, des écoles… Ils ont tout nivelé et les maisons des vivants se sont
empilées sur les maisons des morts. Quand vous grimpez ces marches, vous posez
les pieds sur le plus grand cimetière juif du monde.
Nous
nous tûmes à nouveau, échangeant des regards embarrassés. Il arrive toujours un
moment où les horreurs commises par les hommes vous laissent sans voix.
Je
fixais involontairement le numéro tatoué sur son avant-bras. Elle le remarqua
et le couvrit de sa main flétrie.
Deux
fenêtres donnaient sur une de ces cours communes si fréquentes à Varsovie avant
la guerre. Dans un angle de la pièce, une représentation de la Vierge Marie par
Léonard de Vinci ornait une minuscule chapelle blanche en carton-pâte. Entre
les deux fenêtres, j’apercevais, sous un verre piqueté, une photo représentant
deux hommes côte à côte, l’un jeune, l’autre vieux.
Elle
suivit mon regard.
— Mon
époux et mon fils, dit-elle en souriant franchement. Puis, comme j’étais
fasciné par le visage de son fils, elle ajouta :
— Même
sur cette mauvaise photo, ça se voit. En lui, il n’y avait que miséricorde.
Je
m’approchai. C’était vrai. Je remarquai ce curieux regard qu’ont les hommes qui
savent ce qui les attend. Ses cheveux longs
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