Marin de Gascogne
conscription. A côté de ces rustauds empotés, dont la plupart n’avaient jamais vu la mer jusqu’à leur incorporation, les Vendéens du Mathurin-Mary auraient fait figure de matelots d’élite.
Inlassablement, Guirrec les envoyait dans les hunes.
— En haut tout le monde ! Sur les vergues ! Vivement ! Pare à larguer ! Les mains sur les rabans ! Je veux voir les mains !
A grands aboiements, les seconds maîtres, garcette au poing, faisaient de leur mieux pour régler le flot confus des hommes qui s’égaillaient dans le gréement, la frousse aux tripes.
Montre en main, le second lieutenant, chargé de la manœuvre, observait l’exercice d’un air désabusé. Il s’appelait Demaison et l’on disait que c’était un ci-devant.
— Sept minutes de trop, Guirrec, dit-il. Si nous étions en mer, par gros temps, ça en ferait vingt. Nous serions démâtés et coulés bas depuis longtemps.
Le maître d’équipage tourna vers lui son regard clair.
— Sauf votre respect, lieutenant, nous avons gagné dix minutes depuis le début de la semaine. D’ici huit jours, je vous garantis que ces gaillards en auront gagné dix de plus, ou je ne suis pas breton !
— Ici, en rade, peut-être, mais cette racaille ne tiendra pas la houle.
— M’est avis, lieutenant, que, lorsque ça dansera, l’apprentissage ira encore plus vite. La sainte trouille est la meilleure école. Il y a des gens qui n’apprennent que comme ça.
Entendant ce propos, Hazembat crut percevoir comme une tension entre le maître d’équipage et l’officier, mais il n’y prit pas garde sur le moment. Ce qui le préoccupait surtout, en faisant, somme toute, le tour du propriétaire, c’était de retrouver sur l ’Argonaute le souvenir de son père et de Perrot. Après avoir longtemps cherché, il finit par découvrir à l’avant du premier pont, dans le quartier puant des soldats de marine, l’endroit où, lors de la bataille de Chesapeake, en 1777, un boulet du Trojan avait emporté trente pieds de bordage. Passant les doigts sur le vieux chêne, il se persuada qu’il sentait les traces de la réparation, mais il se dit qu’en vingt-deux ans l’ Argonaute avait dû passer plusieurs fois au radoub. Le contact ne l’en émut pas moins, tant l’histoire, mille fois racontée, avait nourri son imagination d’enfant. Il essaya d’imaginer la déchirure, presque à hauteur de la ligne de flottaison. Le capitaine d’Estaing, racontaient les anciens, avait maintenu la gîte à tribord en pleine tempête pendant que les charpentiers travaillaient.
Le capitaine de l’ Argonaute, maintenant, s’appelait Guillotin, ce qui n’était pas un nom facile à porter. L’aspect du capitaine Guillotin en démentait d’ailleurs les évocations sinistres. C’était un vieux bonhomme, rougeaud et bedonnant, d’une cinquantaine d’années. Hazembat l’avait entrevu quand il était monté à bord, salué par les sifflets de la maistrance et la fanfare de l’infanterie. On le disait bon marin, mais plus porté sur la bouteille que sur la navigation. Son second, le capitaine de frégate Violet, était au contraire sec et froid, presque ascétique. On le voyait souvent sur la dunette, donnant des ordres d’une voix précise qui sonnait loin et clair.
L’état-major se composait d’une vingtaine d’officiers de marine auxquels s’ajoutaient le capitaine et les lieutenants de l’infanterie. Dans cette hiérarchie, Bottereaux occupait le dixième rang, ce qui, tout en le laissant sur des cimes inaccessibles aux simples matelots, lui ôtait beaucoup de son ancien prestige. En tant qu’enseigne de signaux, il était souvent dans la timonerie, toujours aussi déconcertant par son alternance de familiarité narquoise et d’impassibilité distante.
La barre de l’ Argonaute consistait en deux roues massives de quatre pieds et demi de diamètre, entre lesquelles la drosse s’enroulait sur un cylindre de bois. Les manettes passaient à cinq pouces à peine des poutres qui supportaient la dunette et, quand il se tenait à la barre, Hazembat les avait juste à la hauteur du front. Il n’était pas surprenant qu’il fallût des équipes de trois hommes pour manœuvrer un tel appareil. Par gros temps, deux paires de bras supplémentaires ne devaient pas être de trop quand il fallait aider l’effort du timonier pour faire bouger et maintenir en position le gigantesque safran du gouvernail.
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