Marin de Gascogne
A mesure que les jours passaient, la vie à bord s’organisait et le navire prenait des allures plus ordonnées, ship-shape, comme disait Sam Billings à bord de l ’Abigail. A force de répéter mille et mille fois les mêmes gestes, les gabiers arrivaient à monter dans le gréement, à prendre leurs places sur les vergues, à larguer, puis serrer les voiles dans le temps réglementaire. Les équipes de pont apprenaient à suivre le mouvement à la seconde près pour fixer les amures et étarquer les écoutes au palan. Pourtant, ni Demaison ni Guirrec n’étaient satisfaits : l’un voulait toujours plus de vitesse, l’autre toujours plus de précision.
Un jour vint où l’ordre fut donné aux visiteurs d’évacuer le navire. Trois tambours firent le tour des ponts afin que nul n’en ignore. Faubertées et récurées, les hamacs plies et lacés le long du bordage, les batteries prirent un air plus martial et ce fut le tour des canonniers de s’exercer à ouvrir les sabords, à palanquer les lourdes pièces de cinq tonnes, à faire mine de les charger, à les pointer au moyen de coins de bois, puis à les écouvillonner, le tout en moins de huit minutes.
A la timonerie où Bottereaux avait la responsabilité non seulement de la barre, mais des vigies, des signaux et du sondage, le travail était tout aussi ardu. Hazembat devait se familiariser avec une procédure beaucoup plus stricte et beaucoup plus complexe que celles qui étaient en vigueur sur un navire marchand, un corsaire ou un chasse-marée. Tout était géant dans ce mécanisme, mais tout était minutieux. Un timonier hésitant de quelques secondes à exécuter un ordre pouvait provoquer une catastrophe.
Un hiver relativement doux s’achevait quand, au début de Ventôse, une équipe de cordiers vint vérifier l’état de la drosse de chanvre fin, car de sa solidité dépendait le sort du navire qui deviendrait immédiatement une épave ingouvernable si elle venait à se rompre.
Le maître cordier, un homme d’une quarantaine d’années à la forte moustache, lançait des regards curieux vers Hazembat. Finalement, il alla se planter devant lui et lui dit :
— Ne’m coneishes pas, cosin ?
Hazembat fronça les sourcils. Le visage lui disait quelque chose, mais il n’arrivait pas à l’identifier.
— C’est la moustache, sans doute, dit l’autre. Je suis Armand Papon, dit Papounet.
— Vivant ! Te coneishi adara ! Je te reconnais maintenant ! Tu naviguais sur le courau de mon grand-oncle Pierre Paynaud.
— Oui ! J’étais avec lui et son fils Guitoun quand leur courau a fait naufrage devant La Réole et que le père s’est noyé.
— Nous sommes cousins ?
— Je suis le fils du frère de ta grand-mère que tu n’as pas connue puisqu’elle était morte bien avant ta naissance.
— Tu veux parler de ma grand-mère Paynaud ?
— Oui, la femme de ton grand-père Arnaud Paynaud, ce vieux grigou qui a émigré en 92 avec les aristos !
Il prit un air gêné.
— Je n’aurais peut-être pas dû t’en parler…
— Si fait ! Nous savons à quoi nous en tenir sur lui.
— Tu sais qu’il est mort à Londres en 97 ? Mais ça ne fera pas gras d’héritage à ta mère, parce que tous ses biens ont été confisqués. Par les temps qui courent, ça peut même lui faire des ennuis…
— Tu as des nouvelles de Langon ?
— Pas très fraîches. J’y suis allé l’année dernière. Je n’y étais pas retourné depuis 93 quand je me suis embarqué. Comme j’avais fait mon apprentissage chez Meste Bayle, le plieur de corde, je me suis engagé dans la marine comme cordier lorsque les Paynaud n’ont plus eu de courau sur la Garonne. C’est comme ça que je suis devenu maître-cordier sur l’ Argonaute. On dirait que c’est un navire qui tient à la famille, hé, cosin ?
A Langon, dans le monde des bateliers et des artisans, tout le monde était plus ou moins parent. Le tout était de bien vouloir s’en souvenir. On voulait plus ou moins.
Hazembat voulait bien, d’abord parce qu’un cousin issu de germain n’est pas chose à négliger, ensuite parce qu’il découvrait soudain sa sourde et douloureuse nostalgie de Langon. C’était presque incroyable de penser qu’il avait quitté la ville depuis un an à peine.
Le travail terminé, Papounet l’invita à boire une goutte au plat des officiers mariniers. Au deuxième pont,
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