Marin de Gascogne
Labat fut le dernier. Il était accompagné de Pierre Jude négociant rue Maubec et électeur du Tiers Etat.
Rapinette et Hazembate, portant chacune un cincpinton, servirent à la ronde du vin rouge.
— C’est de l’année dernière, annonça Perrot. Il vient de ma vigne de Fargues.
— Dommage de la boire si tôt, dit Capulet après avoir fait claquer sa langue en signe de satisfaction. Il a assez de force pour tenir plusieurs années.
— Je n’ai mis qu’une barrique en perce pour le moment. Et maintenant, Hardit, à quoi veux-tu trinquer aujourd’hui ?
— Toujours à la Nation, répondit Labat. A force de lui souhaiter sa santé, elle se porte de mieux en mieux !
— Tu trouves ? Pourtant les nouvelles ne sont guère rassurantes.
— Si tu veux parler de l’émeute de la Bastille, Perrot, n’aie pas d’inquiétude. Paris n’est pas Langon et nous n’avons pas de forteresse royale à prendre. Le vrai danger, ce sont les actions prématurées et irréfléchies des couches les plus humbles de la population, celles qui souffrent le plus, mais qui sont aussi le plus exposées à la répression. Nous avons vu ce que pouvaient faire des paysans, pourtant bien pacifiques, et plusieurs d’entre vous ont entendu Gavache, cet après-midi, haranguer la plèbe du port. Qu’auriez-vous dit si les ouvriers et les marins l’avaient écouté, s’étaient armés de gaffes et de crocs et étaient allés saisir les fusils qu’Etienne Roudié cache à l’hôtel de ville ?
— Des fusils ? Tu es sûr de ce que tu avances, Hardit ? demanda un des maîtres de bateau.
— Il les a reçus dans la nuit de vendredi. Le fourgon était escorté par des soldats de la garnison de Bordeaux.
— Qu’est-ce qu’il compte en faire ?
— Sûrement pas les distribuer aux patriotes !
Le mot de patriote ne plaisait pas à tout le monde. Comme des voix protestaient, Labat leva la main.
— Je sais, dit-il, nous ne sommes pas tous d’accord, mais nous sommes les maîtres de bateau de Langon. Sans batellerie, il n’y a plus à Langon ni négoce ni industrie. Si nous laissons s’instaurer la guerre civile sur le fleuve, la batellerie s’arrêtera et personne n’aura plus rien à faire, ni à manger !
— Et qu’est-ce qui te fait craindre la guerre civile, patriote ? demanda Arnaud Paynaud d’un ton ironique.
— Jude vous le dira mieux que moi.
Jude était un gros homme taciturne, aux sourcils en broussaille.
— Eh bien, voilà, dit-il d’une voix de basse-taille. Pour commencer, il faut que vous sachiez que le Roi a renvoyé Necker mardi dernier.
Il y eut un mouvement de surprise dans l’assistance et, pour la première fois, Michelot Escarpit parut s’intéresser au débat.
— Jude, vous voulez dire que le baron de Necker n’est plus aux affaires du royaume ?
— Le Roi l’a remplacé par le baron de Breteuil.
— L’imbécile ! Il est foutu !
Certains prirent un air choqué, mais le renvoi de Necker paraissait émouvoir les maîtres de bateau beaucoup plus que la prise de la Bastille.
— Et votre Assemblée nationale, qu’est-ce qu’elle a fait ? demanda Arnaud Paynaud. Elle devait être pour Necker, non ?
— Elle lui a rendu hommage et a décrété que les nouveaux ministres seraient responsables devant elle. Pourtant, elle n’aurait pas pu faire grand-chose contre les vingt mille hommes des régiments étrangers que le Roi avait rassemblés autour de Versailles si, en apprenant le renvoi de Necker, le peuple de Paris ne s’était soulevé. Mais le peuple est encore faible et inexpérimenté, alors que les mauvais conseillers du Roi disposent de forces considérables. La garnison de Bordeaux est toujours au Château-Trompette et songez que des dragons du régiment de Languedoc peuvent arriver de Montauban en moins de quatre jours !
Les yeux froids de Michelot étaient fixés sur lui.
— Que suggères-tu, Hardit ?
— Les Bordelais sont en train de constituer une armée patriotique de treize régiments. Le comité des électeurs a obtenu du comte de Fumel, le gouverneur de la province, qu’il livre mille fusils entreposés au Château-Trompette. Nous devons faire de même. Il faut que, dimanche prochain, le contingent langonnais de l’armée patriotique soit aligné en armes sur les Allées Maubec. Un appel aux volontaires sera lancé dès demain. Les hommes de la
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