Marin de Gascogne
— Et pourquoi ?
— C’est contre les droits de l’homme.
— Eh ! les nègres, c’est pas des hommes ! Tu les as regardés ? Ils tiennent plutôt du singe !
Hazembat songea à la grâce légère d’Ekwé, le petit esclave noir de Cuba, qui s’était enfui, une nuit de mutinerie, avec les insurgés de Saint-Domingue. Il chassa de son esprit la vision de Belle dans les bras de Céleste Laprune.
— N’empêche, dit-il, que les hommes ne crachent pas sur leurs femmes.
— Eh ! une femme, c’est toujours une femme pourvu qu’elle ait ce qu’il faut où il faut ! Et puis les droits de l’homme, ce n’est pas les droits de la femme !
Il partit d’un gros rire.
— Tiens, demain, puisqu’on est de la bordée de terre, je t’emmènerai chez Maman Lucie. Elle a des filles de toutes les couleurs !
— Je n’ai pas d’argent.
— C’est moi qui régale !
L’établissement de Maman Lucie était propre, pimpant et d’une classe qu’Hazembat ne pouvait pas normalement se payer. On y servait du cidre normand, fruité et rêche sous la langue. On y voyait surtout des officiers mariniers et quelques civils. Les filles, gentiment vêtues, se conduisaient avec discrétion. Quand ils furent assis devant leurs bols de cidre, la tenancière en personne vint les saluer. Le nom de Dutertre avait, semblait-il, un certain poids.
Maman Lucie était une femme d’une quarantaine d’années, aux joues roses et rebondies. Elle portait une robe ample, vert pâle, à la taille très haute et largement échancrée sur sa poitrine généreuse.
— Appelle-moi Zélia, Maman Lucie, dit Dutertre, et pour le camarade, là, fais venir Claudia. Il a le goût de la peau de nègre.
— Claudia n’est pas une négresse, protesta Maman Lucie. C’est une quarteronne de la Jamaïque, et de bonne famille encore !
La fille, en effet, était moins claire que Belle, mais sa peau avait le même reflet de tabac blond. Elle n’était pas vraiment jolie : sa mâchoire était trop lourde et ses pommettes trop marquées. Pourtant, il y avait dans ses yeux quelque chose de Belle, en plus fatigué, plus triste. Une vieille nostalgie monta au cœur d’Hazembat.
Ainsi qu’il fallait s’y attendre, la fille fut passive, comme l’avait été Flora, la petite esclave de Baltimore. Assouvi et un peu déçu par la médiocrité du plaisir qu’il avait pris, Hazembat laissa sa main errer sur le corps nu et offert. En fermant les yeux, il lui semblait retrouver le velouté du ventre et des seins de Belle comme il l’avait senti lorsqu’ils faisaient l’amour pour la dernière fois dans le carbet, près de la plage où il l’avait quittée.
L’illusion s’évanouit quand il ouvrit les yeux. La fille le regardait d’un air étonné. Elle ne devait pas être habituée à des gestes de tendresse.
— Il y a longtemps que tu es ici ?
— Long… temps ?
Il se souvint que la Jamaïque était une île anglaise.
— Long been here ? demanda-t-il.
Elle sourit, paraissant soudain toute jeune.
— One year.
Bribe par bribe, avec son mauvais anglais de matelot, il lui fit raconter son histoire. Elle était la fille naturelle et la maîtresse d’un riche planteur qui rentrait en Angleterre. Le navire avait été capturé par un corsaire. On avait massacré tout le monde, sauf elle que le capitaine avait gardée pour son usage exclusif, puis vendue sur le port de Brest à un cabaretier.
— Vendue ici, en France ?
Libres et égaux en droits… Putain de république qui permettait qu’on vende des êtres humains sous sa loi ! Puis sa colère se calma et il sourit de sa propre naïveté.
Claudia dut prendre le sourire pour elle – et peut-être l’était-il après tout – car elle sourit à son tour. Elle passa un bras autour d’Hazembat et sa main toucha la profonde cicatrice qui lui traversait le dos.
— Hurt here ?
— Yes. Battle with the English.
— English no good.
— French no good. You good. Me and you good.
Il posa ses lèvres sur la bouche charnue qui s’ouvrit comme une fleur. Le désir s’épanouit en lui de nouveau et, cette fois, il sentit la fille y répondre tendrement d’abord, puis avidement.
Quand ils redescendirent dans la salle d’auberge, Dutertre les attendait devant un bol de cidre.
— Eh bien, vous avez pris votre temps ! Combien de coups tu as
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