Marin de Gascogne
qu’elle lui parut évidente.
— Moi, je connais la rivière jusqu’à Marmande.
— Toi, crinquelet ? Tu saurais même pas barboter dans une gardale !
— Mon père m’a montré. Il est patron de courau !
— Il s’appelle comment, ton père ?
— Hazembat.
— Oh, brancaille ! t’es le drolas d’Hazembat ? Alors, t’es de la bonne école !… Sérieux, tu peux venir ?
— Tout de suite !
Jetant un regard anxieux vers les Capucins pour voir si personne n’arrivait, Bernard tira une plate à l’eau. En une vingtaine de coups de rame, il atteignit la gabare de tête. Un garde national amarra son filin à une bitte et l’aida à monter. Il courut jusqu’à l’homme de barre.
— Je suppose que je dois prendre le coude à partir de la rive d’en face, dit ce dernier. Qu’est-ce qu’il y a comme fond, là-bas ?
Bernard jeta un rapide coup d’œil au niveau de l’eau sur le talus d’herbe. Les aubiers avaient juste les pieds dans l’eau.
— A un quart d’encablure du bord, il y a un peu plus d’une brasse.
C’était l’endroit du barbeau.
— Ça va, je passe. Et ensuite, pour traverser, je suppose qu’il y a un repère ?
— Le clocher de Saint-Pierre-de-Mons, là-bas.
— Bon ! Je mettrai la barre à bâbord au milieu du courant et, avec cette brise de nordé, je pourrai courir grand largue jusqu’à Saint-Pierre-d’Aurillac tranquille comme Baptiste.
Tandis que Langon s’éloignait vers tribord arrière, Bernard vit qu’il y avait maintenant foule sur le quai des Chais. Il lui sembla distinguer Tignous qui faisait de grands gestes. Son cœur battit plus vite à la fois d’inquiétude et de soulagement, de soulagement parce qu’il aurait suffi de quelques minutes de retard pour que quelqu’un prît sa place, d’inquiétude parce qu’il ne savait trop comment son père accueillerait son escapade. Il y avait des chances pour qu’il soit vite fixé, car l’Aurore était en amont et devait descendre en ce moment de Moissac.
L’homme au bonnet rouge fixa la barre avec un filin, puis s’épongea le front.
— Autant qu’on se présente, matelot, dit-il à Bernard. C’est moi le patron de ces deux gabares. On m’appelle Roumégous, c’est mon nom et mon chafre. Tu sais ce que ça veut dire ?
— Le râleur.
— Alors, tiens-te-le pour dit. Va t’installer dans le poste d’équipage, à l’avant du mât. Le citoyen Coquin s’occupera de toi.
Le citoyen Coquin était le garde national qui avait aidé Bernard à monter à bord. C’était un homme d’une trentaine d’années au visage fin, aux yeux verts et rieurs. Son uniforme était de bonne coupe et, pour autant que Bernard pût s’en rendre compte, d’un drap de qualité.
Le poste d’équipage était un petit rouf de planches qui empestait le goudron. Des paillasses y étaient empilées.
— En principe, dit le citoyen Coquin, c’est là que nous sommes supposés dormir, mais, par le temps qu’il fait, tout le monde préfère rester sur le pont. Si tu veux une paillasse, tu peux prendre n’importe laquelle. Personne ne te la disputera, à part les poux.
Ils ressortirent à l’air libre. Deux gardes qui jouaient aux cartes contre le mât levèrent la tête.
— Eh, Coquin ! c’est ça, le pilote du patron Roumégous ? C’est un bien petit poisson pour une si grande rivière !
— Lo pesquit nada on lo peish màger se nega ! répondit Bernard.
L’autre s’esclaffa.
— C’est bien parlé, petiot ! Alors nage comme un pesquit et tâche de ne pas nous castamer !
— Que lui as-tu dit ? demanda le citoyen Coquin.
— Que le petit poisson nage où le gros se noie. Vous ne comprenez pas le patois d’ici ?
— Hélas non !
— Vous n’êtes pas de Bordeaux ?
— Si ! j’y suis né.
Sa façon de parler était indéfinissable. Sur la Garonne, on entendait tous les accents, de la Bretagne au Pays basque. On entendait même parfois des accents étrangers. Celui du citoyen Coquin n’était ni étranger ni familier. Il ressemblait un peu à celui de Jean Lafargue, mais en plus guindé.
— Coquin, c’est votre vrai nom ?
— En un sens, oui. En tout cas, c’est ainsi que le fourrier de la garde nationale a lu ma signature, je m’appelle Claude O’Quin.
— Ocouine ?
— Si tu veux. Tu sais lire ?
— Oui.
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