Marin de Gascogne
veste bleue, coiffa son bicorne, décrocha le fusil qui était suspendu près de la porte, et sortit.
Devant la Maison du Port, Bernard, lui aussi, avait entendu le tambour. Désœuvré, il était en train de regarder deux gabares qui luttaient contre le courant en face de Toulenne. Elles avaient l’air lourdement chargées et, au train où elles allaient, il faudrait bien deux heures avant que la marée les aide à remonter jusqu’à Langon.
Le port était désert. Tous les couraus étaient sortis, profitant des dernières eaux favorables pour terminer leur campagne de printemps. Sous le soleil tiède de mai, Bernard se sentait mal à l’aise et inquiet.
Depuis le voyage de Marmande, le garçon subissait, sans trop s’en rendre compte, une métamorphose difficile dont sa soudaine poussée de croissance n’était qu’un signe physique. Un Hazembat sortait de Bernard comme un hanneton de sa chrysalide, avec ses élytres neuves vibrant d’impatience. Tout un monde merveilleux l’appelait loin de ce coin tranquille de rivière où il avait passé son enfance entre les graviers clairs et les hautes maisons de la ville marchande. Même Pouriquète s’était éloignée à des années derrière lui. Il pensait toujours à elle avec une tendresse exclusive, mais comme à quelqu’un qui s’attarde sur le chemin, tel le Petit Chaperon rouge dans le bois, et avec qui on a un rendez-vous encore inimaginable au-delà d’horizons à conquérir.
Il avait déjà entendu battre la générale et savait qu’elle annonçait quelque chose de grave. La dernière fois c’était le mois précédent, lors de l’incident des Carmes. Jusqu’à ce jour, la prise de possession des biens ecclésiastiques par les autorités s’était passée sans heurts. Les six Ursulines étaient parties d’elles-mêmes, laissant ouverte à tous les vents la sombre bâtisse dont les cellules voûtées ressemblaient à des cachots. Les Capucins, qui avaient toujours considéré leurs jardins comme une sorte de promenade publique, se contentèrent d’en ouvrir toutes grandes les portes et se retirèrent dans une maison du voisinage, mise à leur disposition par une âme pieuse.
Pour les Carmes, ce fut une autre affaire. Leur couvent trapu dominait la ville basse comme une forteresse. En de rares occasions, le prieur montrait son nez d’aigle, son visage émacié et sa couronne de cheveux blancs le temps d’une messe à Notre-Dame-du-Bourg.
Quand la commission municipale se présenta, conduite par le nouveau maire, Pierre Verdier, et par le notaire, Maître Boissonneau, la grande porte de chêne resta fermée. Maître Boissonneau ne cachait pas sa sympathie pour les idées nouvelles. A soixante-cinq ans passés, l’ingambe vieillard, portant perruque du temps de l’ancien roi, avait l’œil perçant, le teint fleuri, la jambe galante et le parler haut. A son tricorne noir, s’épanouissait une belle cocarde en satin.
Comme le clerc faisait les sommations, un cortège mené par Etienne Roudié déboucha de la rue Saint-Gervais et s’en prit aux officiels. En tête venaient des femmes et des enfants portant des bannières et chantant le Veni Creator, mais, par-derrière, on voyait luire des fourches et des faux. Quand les pierres commencèrent à pleuvoir, le lieutenant commandant l’escouade de la garde nationale fit croiser les baïonnettes et donna l’alarme.
L’incident fut évité grâce à Maître Boissonneau qui parlementa avec le prieur et le convainquit de quitter la place avec ses moines et les fidèles d’Etienne Roudié.
Cette scène avait été brève, mais la violence mal contenue qui s’y révélait avait frappé Bernard, et il y songeait en suivant le flot des gardes nationaux qui se dirigeaient vers les jardins des Capucins. C’était la même tension, la même angoisse, comme si, au tonnerre haletant des tambours qui ne cessaient de rouler par la ville, la fiction d’une Révolution aimable s’écroulait soudain, laissant la place à une réalité d’autant plus menaçante qu’encore inconnue. D’après les bribes de conver sation qu’échangeaient les hommes en courant, il lui semblait comprendre que les patriotes étaient en danger et qu’on allait livrer bataille. Il courut lui aussi.
Aux Capucins, les compagnies s’alignaient tant bien que mal. On apporta une table sur laquelle monta François Labat, accompagné d’un officier moustachu au bicorne empanaché et orné
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