Marin de Gascogne
— De toute façon, il serait trop tard pour te faire embarquer maintenant : notre navire appareille la semaine prochaine. Tu as dû le voir : il est mouillé tout près de vous. C’est la Belle de Lormont.
— J’ai rencontré son capitaine hier soir.
— Lesbats ? Il est encore jeune, mais c’est un dur à cuire. Cette fois, il part pour une croisière qui sera longue, peut-être un an. S’il sait y faire, il aura des occasions de s’enrichir. Tu sais qu’il a commencé comme toi, comme apprenti sur une gabare.
— Je sais. C’était avec le patron Roumégous.
— Tu te souviens de lui ? C’est un bon marin. S’il avait pris la peine d’apprendre à lire et à écrire, il aurait fait un fameux capitaine. Mais toi, tu sais lire et écrire. Avant trente ans, si tu y mets du tien, tu peux commander ton trois-mâts et être un homme riche.
— Riche comme vous ?
O’Quin haussa un sourcil et fit la moue.
— Non, en tout cas, pas de la même façon. Mais tu auras tout ce que j’ai : une belle maison, des domestiques, des chevaux…
— Même avec la Révolution ?
— Il y a des choses qu’aucune révolution ne peut changer.
Si Bernard avait été saisi par la découverte du confort et du luxe en entrant dans l’appartement des O’Quin, il fut plus bouleversé encore quand, en franchissant la porte, il se retrouva dans la crasse et la puanteur du quai. Il lui semblait revenir d’un long voyage dans un pays imaginaire. Le monde où il avait vécu jusque-là avait ses inégalités, mais elles étaient accessibles à l’entendement. Même le bas quartier des Carmes, lors de sa promenade avec Pouriquète, lui avait paru accueillant. Il se rendait compte maintenant qu’entre sa misère et l’aisance de la Maison du Port, il n’y avait que des degrés dans la pauvreté. Ici, le pas était trop grand pour être franchi sans trébucher. Pris d’une sorte d’étourdissement, il regarda les débardeurs en haillons, arc-boutés aux barriques, les portefaix écrasés sous leur charge, les mendiants, les éclopés, les pique-merde pataugeant dans la vase. Une portanière s’arrêta devant lui, coiffée du rondin de cuir qui supportait la grande panière plate, pleine de poisson.
— T’es tout palichot, mignounet ! dit-elle. T’as trop pitoché ou quoi ?
Son sourire édenté, sa peau mal lavée la faisaient paraître plus vieille qu’elle n’était. Bernard la regarda sans la voir. Il ne distinguait que la cocarde qu’elle portait à sa souquenille. Pris d’une nausée, il l’écarta et courut jusqu’au bateau.
Quand la Gigasse rentra à Langon, ce fut pour apprendre que tante Laure était morte le jour de la Saint-Mathurin. Puis Pierre Paynaud, dit Perruchot, l’oncle d’Hazembate, s’était noyé devant Saint-Macaire, son courau chaviré par le vent. Son fils Antoine, dit Guitoun, avait été sauvé de justesse, mais, un bras cassé et les jambes folles, il n’était plus capable de reprendre la navigation. Avec l’agrément de Perrot et malgré l’opposition de tante Rapinette, Hazembate l’avait recueilli à la Maison du Port.
Cette année-là, en raison du deuil, la tuère n’eut lieu qu’à la mi-janvier. Guitoun, qui commençait à pouvoir se servir de son bras, se montra d’un grand secours et tante Rapinette le regardait d’un œil moins hostile. Le troisième jour de la tuère, Perrot lui fit une proposition :
— Ton courau n’est plus qu’une épave, Guitoun, mais toi, même si tu ne peux plus guère naviguer, tu as encore de la ressource. J’ai ici besoin de quelqu’un qui aide Rapinette à entretenir le matériel et à préparer les chargements. Je te propose le manger, le coucher, deux cents livres et un costume complet par an.
— C’est plus que je ne pouvais espérer, Perrot. Je te remercie.
Ce soir-là, Bernard n’alla pas avec Jantet et Pouriquète distribuer dans le quartier le présent du cochon. Capsus et lui aidèrent Guitoun à dresser les planches sur les tréteaux pour la table du dîner traditionnel.
— Tu es pour la Révolution, Guitoun, pas vrai ? demanda Bernard.
— Oui, comme l’était mon pauvre père, et depuis le début. Pas toi ?
— Si, bien sûr. Mais qu’est-ce que tu espères de la Révolution ?
— C’est la première chance que nous ayons eue, nous les petits, d’obtenir un peu de justice.
— Mais pépé Arnaud, qui
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