Marin de Gascogne
la coque apparut, dérivant vers l ’avant. Un boulet le cueillit au passage et il explosa dans un grand jaillissement de bouts de rames, d’espars brisés et de corps disloqués.
— Un canot à la mer ! cria Lesbats. Pas de prisonniers ! Essayez de me repêcher l ’officier !
C’était un midshipman qui devait avoir le même âge que Bernard. Un de ses bras était arraché et on lui avait posé un garrot de fortune. La nuit commençait à tomber quand on le hissa à bord, à moitié conscient. Sven était venu rejoindre Bernard et regardait, son compatriote.
— It might be me, dit-il.
— Oui, ce pourrait être toi… ou moi.
Côte à côte, ils laissaient leur regard jouer sur la mer lisse et moirée dans laquelle la Belle de Lormont, toutes voiles dehors, taillait un sillon étincelant. On aurait à peine pu imaginer que, quelques minutes plus tôt, des dizaines de vies humaines s’étaient éteintes là, dans le bruit et la fureur d’une brève rencontre. Un banc de poissons volants effleura en froufroutant la surface rosie par le rapide crépuscule tropical.
Le midshipman anglais mourut dans la nuit et fut immergé à l ’aube avec les honneurs rendus par les quelques Anglais de l ’équipage. Un instant, l’ Union Jack, hissé par Sven, flotta en berne à la corne d’artimon.
Nul ne sut ce que le blessé avait dit à Lesbats avant d’expirer, mais le navire infléchit légèrement son cap vers l ’ouest.
— A vue de nez, dit Lacaste, nous devrions être à l’aplomb de la Marie-Galante. A bâbord, c’est la Martinique, à tribord, c’est la Guadeloupe.
A midi, Pellé de Bridoire vint faire le point. Bernard s’arrangea pour voir ce qu’il marquait sur l ’ardoise.
— Dix-sept degrés, seize minutes de latitude nord et soixante degrés, dix minutes de longitude ouest, demanda-t-il à Lacaste, vous voyez où c’est ?
— Exactement ce que je disais : nous allons à la Guadeloupe !
Les dégâts subis par la Belle de Lormont au cours de l’engagement étaient superficiels et furent réparés en deux jours par les charpentiers. Bernard songea à Jantet dans son atelier de Bacalan où devait encore régner la froidure. Lui qui rêvait de navigation, imaginait-il les misères, les horreurs parfois de la vie de bord, mais aussi ses joies âpres, ses moments de triomphe cruel avec la mort toujours aux aguets derrière l’horizon ?
Ces jours-là, les vigies signalèrent plusieurs voiles, mais aucune ne parut s’intéresser à la Belle de Lormont . Il s’agissait de bâtiments de petit tonnage, et la plupart semblaient converger vers la Guadeloupe qui n’était plus très éloignée maintenant.
Le 27 Ventôse de l’an II selon le calendrier républicain qui ne servait guère qu’à tenir le journal de bord et le 5 mars 1794 selon l’ancien calendrier qui restait celui des gens de mer, au lever du jour, une petite embarcation fut signalée sur tribord avant, à quelques encablures. C’était un bateau de pêche surchargé de passagers. Une voile déchiquetée pendait au mât et la cadence lente et irrégulière des avirons montrait que les rameurs étaient épuisés.
Manœuvrant sous les ordres de Barre, Le Coadic amena le navire à une encablure de l’embarcation et Bernard s’aperçut alors que tous les passagers, une trentaine environ, étaient des nègres. Il n’en avait jamais tant vu à la fois.
— Ohé du bateau ! cria Barre dans son porte-voix. L’homme qui tenait la barre se leva. Il était coiffé du bonnet rouge.
— Ba’que de pêche Dési’ée de la Ma’tinique ! Pat’on Celeste Lap’une ! Destination la Guadeloupe !
— Vous venez de la Martinique dans cette coque de noix ?
— On essaie, mais c’est pas facile ! On p’end l’eau de pa’tout et on a plus’ien à boi’e et à manger !
— Vous êtes des esclaves évadés ?
— Il y en a, mais moi, je suis un homme lib 'e citoyen lieutenant !
Lesbats était venu rejoindre Barre.
— Fais-les monter à bord. Ils pourront peut-être nous donner des renseignements sur la situation.
Il y avait des hommes, des femmes et des enfants, épuisés et affamés. Tous portaient de terribles cicatrices et certains des plaies purulentes. Pendant que le patron Céleste Laprune s’enfermait avec Lesbats et O’Quin dans la grande cabine, Sven et Bernard aidèrent Mondin à soigner les plus mal en point.
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