Marin de Gascogne
Parmi eux, il y avait un garçon qui devait avoir son âge, mais était ridé comme un vieillard. Tandis que Bernard posait une charpie sur une large plaie qu’il avait au bras, il roulait de gros yeux effrayés.
— Tu es un esclave ? demanda Bernard.
De manière inattendue, un grand sourire tout en dents blanches illumina et rajeunit le visage ratatiné.
— Moin li ké plus esclav ’ ! Moin lib ’ !
— C’est leur patois, dit Lacaste qui écoutait. Il t’explique qu’il n’est plus esclave. D’après ce que j’ai entendu des autres, la Convention a décrété l’abolition de l’esclavage quelques jours après notre départ. C’est quand ils ont appris la nouvelle qu’ils sont partis. Entre leur argent et la République, les planteurs de la Martinique ont choisi les Anglais.
A mesure que les langues se déliaient, les informations se répandaient dans l’équipage. Les Anglais avaient débarqué à la Martinique en février. Le gouverneur Rochambeau était assiégé dans le fort de la Convention et le chef des mulâtres, Bellegarde, avait trahi la cause de la liberté. A Sainte-Lucie, à Marie-Galante, à la Dominique et à la Guadeloupe, l’affranchissement des esclaves avait été proclamé et le drapeau tricolore flottait encore, mais pour combien de temps ?
C’est le lendemain matin que la vigie du grand mât cria : « Terre droit devant ! » En un instant, Bernard fut dans la hune. Il ne vit d’abord qu’un gros amas de nuages blancs et c’est seulement après un long moment qu’il distingua à leur base une ligne sombre finement dentelée. Son cœur battit soudain plus vite et les larmes lui vinrent aux yeux. Il était arrivé aux Antilles. Il lui sembla que la brise lui apportait un parfum d’épices et de vanille. Accroché d’une main à un hauban, il tira de l’autre sa cocarde et l’embrassa comme s’il embrassait les cheveux de Pouriquète.
La journée fut interminable. A chaque prétexte, Bernard grimpait dans la hune et regardait le rivage monter avec une désespérante lenteur. La nuit tomba et le navire continua sa course. Personne à bord ne dormait. Quand Bernard prit son quart à minuit, il crut distinguer une petite lumière plus jaune et plus basse que les étoiles sur l’horizon.
A son grand désappointement, Lesbats fit mettre en panne avant le jour. A six heures, Sven vint relever Bernard et Lacaste passa la barre à Le Coadic. Pellé de Bridoire était de quart, assisté de Béthencourt. L’aube se leva brusquement, révélant à cinq encablures une plage blanche et une épaisse végétation où s’éveillaient toutes les nuances de vert. Doublant un promontoire, un navire parut et mit le cap sur la Belle de Lormont.
— C’est un sloop de guerre, lieutenant, dit Béthencourt. Il porte une flamme tricolore.
Pellé de Bridoire envoya Sven chercher le capitaine.
— Il hisse le signal de reconnaissance, lieutenant !
— Donnez la réponse et notre identification.
Bernard s’amusa beaucoup à voir Béthencourt fourrager péniblement dans le coffre, à la recherche des pavillons alphabétiques, mais il n’offrit pas de l’aider.
Le sloop avait mis en panne à une encablure, ses six sabords ouverts montrant des pièces de douze livres. Il hissait un nouveau signal quand Lesbats arriva.
— Capitaine… venez à bord… avec documents, déchiffra Béthencourt.
— Roumégous, dit Lesbats, ma chaloupe à la mer dans cinq minutes. Tu m’accompagnes avec Mondin et…
Ses yeux tombèrent sur Bernard.
— Hazembat portera la sacoche des papiers de bord. Le sloop était petit, mais c’était un navire de guerre.
Ce qui frappa Bernard, ce fut l’ordre qui régnait dans cet espace restreint, pont briqué, cordages lovés. Alors que sur la Belle de Lormont tout se passait en coups de gueule, coups de poing, coups de savate, parfois coups de garcette, la discipline avait ici une allure plus ordonnée et, paradoxalement, plus sévère. Dans le commerce, on n’était guère regardant sur la tenue, chacun tirant le meilleur parti des guenilles dont il disposait. Les matelots du sloop n’avaient certes pas des tenues très uniformes et la plupart étaient torse nu, mais ils étaient tous coiffés du large chapeau de paille orné de la cocarde et de rubans tricolores. L’officier qui s’avança vers Lesbats portait un bicorne et le personnage officiel qui l’accompagnait,
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