Mathieu et l'affaire Aurore
le lui avoir vu sur le dos le jour des funérailles. Galant, il l’aida à l’enfiler. Puis, elle plaça son bonnet sur sa tête.
— Nous marcherons un peu vers le boisé, indiqua-t-elle encore. La neige devrait nous porter.
Dehors, ils se dirigèrent vers la ligne des arbres, trois ou quatre arpents plus loin. Chaque année, les fermes devaient gagner quelques dizaines de pieds sur la forêt. La paroisse était encore jeune, les cultivateurs devaient toujours « faire de la terré».
— Tes grands-parents te traitent-ils bien ?
Mathieu revenait naturellement au tutoiement de leur dernière rencontre.
— Oui. Ils ne nous touchent pas. Tous les deux sont même plutôt gentils.
Sans doute tenaient-ils à présenter l’image d’une famille normale. Bien des regards devaient se poser sur eux, maintenant.
— J’en suis très heureux, tu sais.
Elle leva la tête pour lui adresser son meilleur sourire.
Les yeux bruns étaient expressifs, son nez peut-être un peu large, mais la bouche était bien dessinée. Toutefois, ses lèvres gercées ruinaient un peu l’ensemble. Toute la peau autour apparaissait rougie.
Sans transition, elle se tourna vers la grande étable qu’ils venaient de dépasser pour déclarer à voix basse :
— Une fois, maman a demandé à Aurore d’aller mettre de la paille fraîche dans sa paillasse, sans lui laisser le temps de prendre un manteau ou des chaussures. C’était en plein hiver.
La douceur du ton laissait deviner un dénouement dramatique.
— Quand elle est revenue, maman a refusé de lui ouvrir la porte, et elle nous a menacés de nous donner une volée si nous enlevions le verrou.
Elle parlait d’elle et de ses frères.
— Aurore est restée sur le perron très longtemps, sa paillasse à côté d’elle, à essayer d’ouvrir, à crier à pleins poumons. A la fin, elle est retournée dans la grange, pour se coucher dans le foin et se couvrir de son mieux. Elle était nue tête, avec une petite robe sur le dos. Elle devait être tout à fait gelée.
— Sans chaussures...
— Régulièrement, maman la poussait dehors pieds nus. Après, elle disait que ses yeux noirs étaient dus au fait qu’elle sortait sans souliers. Mais elle la forçait à sortir ainsi.
Le jeune homme lui jeta un regard en biais. Après un long silence, il tenta de la relancer, en demandant :
— Ce jour-là, avec la paillasse, est-elle restée dans la grange toute la nuit ?
— ... Non. Quand papa est revenu de son chantier, maman lui a dit qu’Aurore s’était sauvée. Il l’a battue avec le fouet.
— Quand il lui infligeait des coups, que faisait Aurore ?
— Elle hurlait.
La question paraissait sotte, la réponse le ramena à plus de précision.
— Je voulais dire, elle ne lui disait pas la vérité ?
— Cela ne donnait rien, papa n’écoutait pas.
De toute façon, les coups de lanières en cuir tressées ne permettaient pas à la victime de tenir un discours intelligible, sans doute.
— Ta mère racontait souvent des mensonges dans le but de la faire battre ?
— Tout le temps.
Devant un juge, ce genre de réponse ne donnerait rien.
— C’est à quelle fréquence, tout le temps ?
— Tous les jours, elle inventait une histoire... Bon, des fois c’était un peu vrai, mais elle exagérait.
— Et chaque fois, ton père la battait ?
— Une fois sur deux, je dirais.
Avec un témoignage de la sorte, la preuve de la Couronne contre Télesphore Gagnon deviendrait plus convaincante.
— A chaque fois, il utilisait le fouet ?
— Non. Quand il était très fâché, il prenait le fouet ou le manche de hache. D’habitude, c’était un éclat de bois, une hart, une planche de quart.
Un certain nombre de produits venaient dans un
« quart», un petit tonnelet fabriqué de planchettes courbées.
Le jeune homme resta longuement pensif.
Jusqu’à la veille, il avait présumé que l’homme maltraitait sa fille et que la femme gardait un silence complice.
Aujourd’hui, Marie-Jeanne traçait un portrait inédit de la situation.
La seconde épouse incitait son mari à maltraiter une enfant issue d’un premier mariage. Cela ouvrait un tout nouvel univers de motivations.
*****
Par un carreau à la vitre crasseuse, rendue presque opaque par les chiures de mouches accumulées, Gédéon Gagnon avait regardé le duo marcher en direction de l’orée du bois. Il préférait ne pas se trouver en présence de cet étranger venu de la ville pour mettre son nez dans
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