Mathieu et l'affaire Aurore
lui interdisait de bousculer une enfant.
— D’accord. Accepteras-tu de répéter ce que tu m’as dit devant un juge ?
— Tu pourras leur dire, toi.
— Ce ne serait pas la même chose. Je pourrais modifier tes paroles, volontairement ou pas.
— Mais tu vas jurer de dire toute la vérité.
La gamine se souvenait de son passage devant le coroner.
Mathieu aussi.
— Même après avoir prêté serment sur les Saints Evangiles, certaines personnes mentent.
Elle détourna le regard, passa la langue sur le tour de sa bouche. La rougeur et les gerçures devaient être causées par cette mauvaise habitude.
— Tu sais, continua le jeune homme plus bas, le juge veut toujours entendre les personnes qui ont vu les événements.
Comme cela, on se rapproche le plus possible de la vérité. Personne ne saura jamais aussi bien que toi ce qui s’est réellement passé dans cette maison. Toi et tes frères.
Mais eux sont très jeunes. Ils n’ont pas fait leur communion solennelle, je suppose.
Lors de cette cérémonie, les catholiques répétaient eux-mêmes les engagements formulés au baptême par leur parrain et leur marraine, dont celui de renoncer à Satan et à ses œuvres. Après cela, aux yeux de l’Eglise à tout le moins, une personne savait distinguer le bien du mal.
La fillette acquiesça d’un signe de la tête pour lui donner raison.
— C’est pour cela que tu deviens la seule capable de dire la vérité. Eux, on les considérerait comme trop jeunes.
— L’autre fois, j’avais peur, tu sais.
— Je sais et je comprends très bien. Tu craignais un châtiment affreux. À ta place, je pense que j’aurais fait la même chose.
Elle le contempla un long moment de ses yeux de biche effarouchée.
— Tu es grand et fort.
— À douze ans, j’étais moins grand et moins fort. Je comprends ta frayeur.
— S’ils reviennent...
Elle eut un frisson, malgré l’épaisseur de son manteau et le soleil bienfaisant.
— Si personne ne veut dire la vérité, ils reviendront.
— Si je parle ?
— On les retiendra à Québec.
Evoquer la prison, ou pire encore la corde, ne ferait que terroriser la fillette. Mathieu préféra rester bien vague sur le dénouement de cette affaire.
— Devrais-je parler au juge ?
De nouveau, le jeune homme préféra la tromper par son silence. Un jury recevrait ses confidences, pas seulement un juge. Puis, la salle d’audience serait pleine de visages inconnus. Surtout, contrairement à l’enquête du coroner où le bon docteur Caron posait les questions, l’avocat de la défense, Joseph-Napoléon Francœur, ne reculerait devant rien pour la discréditer.
— Tu as encore des choses à me dire ?
Marie-Jeanne secoua la tête de droite à gauche.
— Je veux retourner à la maison.
Mathieu quitta son siège de billes de bois, lui tendit la main pour l’aider à descendre.
*****
Pendant tout le trajet de retour, la conversation porta sur des banalités : le printemps tardif, le retour prochain des oies, la fête de Pâques dans moins d’un mois. Atteignant les bâtiments de ferme, Mathieu revint à sa première préoccupation.
— Le détective viendra chercher le tisonnier, le fer à friser, et même la corde qui servait à attacher Aurore.
— Je peux te les donner à toi.
Le duo s’était arrêté à la hauteur de l’étable, assez loin pour qu’aucune parole ne puisse être captée par une oreille attentive.
— Non. Ramasser les choses de ce genre, c’est son travail à lui. Il voudra aussi entendre tout ce que tu m’as dit.
Elle hocha la tête gravement, ajouta même après une hésitation :
— Lui aussi est gentil, mais moins que toi.
— Si tu penses à autre chose à lui dire... ou à lui donner, fais-le.
— Maman a envoyé une lettre.
— Tu sais ce qu’elle contient ?
Elle acquiesça du chef.
— Ils ne savent pas lire, confia-t-elle.
La situation offrait une ironie certaine. Quand l’accusée voulait communiquer avec ses beaux-parents et ses enfants, l’information transitait par une petite fille susceptible de devenir le plus redoutable témoin à charge.
Ils se remirent en route. Alors qu’elle mettait le pied sur la première marche conduisant à la porte, une main ridée déplaça vers la gauche le rideau de la fenêtre la plus proche.
Cette fois, Mathieu se moquait tout à fait d’être entendu.
— Si quelqu’un te fait une menace ou te maltraite, arrange-toi pour qu’Oréus Mailhot soit au courant. Tu t’es
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